mercredi 8 février 2012

► IL ETAIT UNE FOIS EN ANATOLIE (2011)

Réalisé par  Nuri Bilge Ceylan ; écrit par Ercan Kesal, Ebru Ceylan et Nuri Bilge Ceylan.


 
... Au fil de la route

De nuit, sur une route de campagne, au milieu des champs, en Turquie, un étrange convoi serpente. Plusieurs voitures ainsi qu’un véhicule militaire s’arrêtent et des hommes en descendent. Ils sont policiers et ils accompagnent un suspect afin que ce dernier leur montre l’endroit où il dit avoir enterré l’homme qu’il a tué. Voilà l’étrange histoire qui va nous être contée ou plutôt les histoires. Car la recherche du cadavre n’est qu’un prétexte à la découverte des personnages qui peuplent ce cortège d’hommes. Le souvenir en sera le dénominateur commun : partis pour retrouver un lieu, c’est eux-mêmes qu’ils vont trouver au bout du chemin. Moins un parcours initiatique qu’un parcours collectif où les vies se disent et s’écoutent. Le film est scindé en deux pans marqués : l’aventure nocturne du groupe puis le face à face solitaire d’un des membres, le médecin, avec le côté diurne de la mort.

L’allusion explicite du titre qui renvoie au conte et à son univers (à travers le fameux sésame introductif, présent dans le titre original également : Bir Zamanlar Anadolu'da) est à la fois ironique (on recherche un cadavre !) et suggestif car il y a matière à conter : la nuit, au milieu de nulle part, un mystère, des confidences au coin du feu et puis l’oralité. En effet, le décor est propice à la fantasmagorie (les éclairs, les visages dans la roche) et aux rapprochements. Très vite s’instaurent différents dialogues entre les protagonistes qu’on va peu à peu apprendre à connaître. Entre les propos triviaux (les problèmes de prostate du procureur) s’immiscent les états d’âmes de ces hommes, qui loin de chez eux, se laissent aller au vagabondage intime. Formellement, ces récits personnels seront d’ailleurs marqués par un plan qui reviendra à deux reprises pour deux personnes différentes. Celui du travelling avant sur un personnage de dos, assis sur le capot de la voiture, face au paysage de la nuit avec son récit en off. Pudeur de la mise en scène et valorisation de ces apartés.

C’est plus particulièrement trois vies qui vont retenir l’attention : le policier un peu brutal, le médecin laconique et le procureur hanté par le passé. Et puis à part, bien qu’au centre du cortège, il y a le meurtrier, celui qui doit montrer l’endroit, il est aussi le plus silencieux. Comme pétrifié dans son mutisme, figé comme les visages de pierres aperçus par le médecin. Il gardera tout son mystère, il est cet arrière-plan (récurrence de sa place dans la voiture, au milieu, sur le siège arrière) : on ne saura rien de ce qui a conduit au drame. On devine, on suppose et c’est bien suffisant car tout est dans la suggestion encore une fois. Il sert de révélateur aux autres et c’est paradoxalement une autre mort qui sera résolue, celle qui hante le procureur, celle de cette femme qui meurt sans raison après avoir accouché. Il y a toujours une raison lui rétorque l’homme de science, le médecin. Et c’est ainsi qu’en filigrane se noue un autre mystère où les relations humaines seront à la fois la cause et la solution à l’énigme. Le parcours fait de nouveau écho aux destinés humaines en jeu : on cherche, on creuse, on reconstitue mentalement, on oublie et on se souvient...

Le voyage s’effectue au sein de beaux paysages, à la fois séduisants et inquiétants, silencieux pourtours que nos personnages vont habiter du son de leur parole. Les lieux sont tout autant dépositaires des mots qu’un exutoire aux maux. Il n’y a pas de musique extra-diégétique, pas d’artifices mais la nuit et des hommes, le vent et la terre. Car c’est aussi un film sur une région, sur des modes de vies, sur la campagne Turque. Dans cette virée nocturne hors du temps, la halte faite chez un local marquera une étape décisive puisqu’elle sera à la fois une fin et un commencement. Une fin de nuit caractérisée par un moment d’apaisement à l’unisson, un apax chaleureux. Fatigués, les hommes se retrouvent autour du feu et comme dans les contes il y a soudain une apparition. Celle d’une belle jeune femme qui leur donnera à manger à la lueur du feu. Les regards sont subjugués, on oublie la mort et on contemple la vie, fascinante. Un commencement du jour en forme de poème désenchanté. La magie disparaît quand on découvre le secret, la dure réalité s’impose quand on déterre le corps.

Fin du voyage et début du second pan du film, à la fantasmagorie de la nuit s’opposent la crudité du jour, à la campagne s’oppose la ville, au groupe s’oppose l’individualité. La longue dernière séquence se passera entièrement dans la morgue, les choses sont devenues factuelles, l’oralité du conte sur les choses de la vie à laisser place aux froides constatations post-mortem de personnages presque déçus d’avoir trouvé ce qu’ils étaient venus chercher. Le concret, c’est désormais le regard de la veuve et de son enfant, de ceux qui restent. La focalisation se resserre sur le personnage du médecin, on suit désormais son point de vue et un regard caméra explicite et plein cadre achève l’analogie avec notre propre regard. Lui qui était parti pour chercher ne veut pas désormais qu’on le trouve. Il évite ses patients. L’instant de l’autopsie est différé, redouté. Les âmes se sont ouvertes et c’est à présent le corps qu’il faut ouvrir.

Le médecin est désabusé, la tristesse domine, ce retour au jour et sa réalité violente et crue se fait dans la douleur. Désenchantement des cœurs, désillusion de l’existence. Et pourtant, alors qu’on croyait achever le fil des confessions, c’est à nous, témoins silencieux de l’examen macabre, qu’il sera fait une ultime confidence. Le médecin décide de mentir sur les cause de la mort de l’homme retrouvé et qu’il vient de comprendre lors de l’autopsie. Comme le conteur il aurait aimé que cela se termine bien, il peut juste omettre des détails pour que la vie, celle qui se joue, là, derrière la fenêtre de la morgue, dans la cour de récréation qui jouxte la morgue, soit un peu moins pénible pour ceux qui ont souffert.

Romain Faisant, écrit le 30/01/12
  

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