mardi 5 juin 2012

► COSMOPOLIS (2012)

Écrit et réalisé par David Cronenberg; d'après l’œuvre de Don DeLillo


...Les mots du monde


Quand Cronenberg s'attaque à la crise financière, c'est depuis l'intérieur d'une limousine high-tech et les propos d'un de ces jeunes maîtres du monde, froid et régi par les chiffres. A travers cette tour d'ivoire en mouvement, c'est au bouleversement d'un monde et d'un homme que nous allons assister, bien assis, comme son protagoniste, dans notre fauteuil. A l'instar du titre, le casting fait acte de cosmopolitisme en organisant une improbable rencontre entre l'acteur star de la saga Twilight, Robert Pattinson (enfin extirpé des griffes de la franchise) et notre Juliette Binoche nationale. Mais ils seront nombreux à croiser sa route lors de ce trajet initiatique où le monde défile tandis qu'un homme s'effile...  

Nous suivons donc le parcours dans les rues d'un New-York au bord de l'implosion, d'un de ces maitres du monde financier qui ne maitrisent rien au final. Et encore moins leur chute. Car c'est à cela qu'Eric Packer (Robert Pattinson) est confronté, puisqu'il n'a pas anticipé la montée du yuan, le voilà ruiné et avec lui tout un monde. Insensible au bouleversement qui s'augure, il reçoit dans sa limousine (une limo blanche, identique à toutes les autres, uniformité des hautes sphères) divers protagonistes (informaticien, jeune geek, théoricienne financière...) avec qui il exprime son cynisme, son obsession du contrôle, sa suffisance mais aussi ses premières interrogation sur lui-même. Le basculement est à l’œuvre.
 
Cela avait commencé par une première prise de parole d'Eric lui-même avec un souhait inattendu et insolite qui inaugure le déroulement du film, à savoir de longues conversations qui vont émailler le trajet fait en limousine. Il veut en effet aller chez le coiffeur. Première touche dissonante d'un portrait qui va progressivement s'émanciper de sa propre image, ou tout du moins tenter d'y parvenir. Et le lieu récurent de cette métamorphose sera donc ce bureau mouvant, cette lino dans laquelle il siège, sur un grand fauteuil aux accoudoirs connectés aux informations financières. On retrouve là l'idée d'ExistenZ (1999) du même Cronenberg, où déjà, l'attachement au virtuel était viscéral et même organique. C'est de nouveau le cas ici, puisqu'Eric agit et réagit comme ces machines qui alimentent les marchés financiers. Froideur du chiffre, statistiques, automatisme.
 
Ainsi, quand tout s'écroule (la faillite), le monde gronde mais lui reste impassible, l'émotion ne surgit pas. Il est blindé de l'intérieur comme l'est sa carrosserie, il est sourd au monde des rues comme l'est sa limousine, insonorisée. La dualité des deux mondes est sans cesse présente par cette opposition entre intérieur / extérieur, standing du dedans / fracas du dehors où la révolte se fait entendre. Et où s'observe la récurrence de la symbolique du rat (citation liminaire, les rats exhibés par des quidams, la mascotte des émeutiers), image forte, à la fois péjorative pour celui qui a de l'argent et repoussante car renvoyant à la saleté, à la déchéance. Pourtant Éric s'en amuse, jouant avec ce mot, se l'accaparant pour sa propre convenance (nouvelle unité monétaire), n'accordant aucune importance à ceux qui l'ont érigé en symbole, ces gens, là, dehors et à ce qu'ils expriment. 
 
Mais cette perspective de la perte, cette chute annoncée et pas encore ressentie, cette confrontation avec la mort (on ne cesse de l'avertir d'une menace sérieuse) va vraiment éclater avec son entartrage par un contestataire. Cela a un côté trivial et bouffon, qui tranche avec le sérieux des conversations mais qui exprime cette revanche du sans grade qui avec presque rien souille le grand du monde. L'humiliation est là car c'est la première fois que l'on voit Éric exprimer quelque chose, en l'occurrence de la colère. 

Acte fondateur puisqu'il est un marquage, au sens propre comme au figuré : il gardera les traces de la souillure sur son visage et ses cheveux jusqu'à la fin. Le monde vient de le heurter en pleine face et la machine qu'il était, définitivement hors service. La frontière n'est plus, désormais il est pleinement dehors, seule la crasse et la misère lui seront opposées. Lui qui était toujours dans le futur, se confronte au présent des émotions à travers son double inversé, son image en devenir : celle d'un de ses ex-employés, homme du haut qui a déjà chuté. Il lui faudra alors affronter les mots de la réalité mais peut-il aller jusqu'à en éprouver les maux...?
  
En alliant le récit et la conversation, le chaos et la recherche de soi, le pouvoir et la décadence, l'abstrait et le concret des émotions, Cronenberg revisite ses thématiques à travers les affres de la crise financière. Il réalise un film étonnant et détonnant, loin des décors financiers habituels, sur non seulement une chute mais surtout sur une quête du ressenti se substituant au pressenti.  


Romain Faisant, écrit le 25/05/12 et également publié dans la rubrique Express Yourself sur le site de l'express.fr.



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