mercredi 4 juillet 2012

► HOLY MOTORS (2012)

Écrit et réalisé par Leos Carax


...Les rendez-vous de l’incarnation

Cinéaste rare, Leos Carax nous avait proposé son dernier long-métrage il y a 13 ans déjà (Pola X, 1999) et son retour se fait précisément autour de la temporalité et de ce Temps qui s’enfuit pour n’être plus que nostalgie. Et ce temps que nous invite à partager le réalisateur, c’est celui du cinéma et de ceux qui l’incarnent, les acteurs. A travers une étrange et fascinante expérience, un voyage d’un jour et d’une nuit, le film, qui a remporté le Prix de la Jeunesse au dernier festival de Cannes, se met en scène et entrecroise les regards des actants et des regardants dans une déclaration passionnée aux histoires filmées.

Le dispositif fil rouge est celui d’une limousine blanche qui parcourt les rues avec à son bord un homme qui en est plusieurs, successivement. On l’amène à des rendez-vous durant lesquels il va devoir se donner, entièrement, à son art, celui de l’incarnation. Cette locomotion narrative qui voit un personnage solitaire conduit d’étapes en étapes à la rencontre d’autrui n’est pas sans nous rappeler le récent Cosmopolis (Cronenberg, 2012) et sa limo errant dans les rues. Les deux personnages, qu’on dirige, littéralement, ne sont pas si éloignés : quête de soi et quête de sens leur feront quitter la route.

Si le film se focalise sur un acteur, ce sont en réalité onze individus qui en émergent. On retrouve là le principe d’un acteur pour plusieurs personnages au sein du même récit (voir Drame dans un miroir de Fleisher en 1960 ou encore le Smoking/No smoking de Resnais en 1993). Monsieur Oscar (Denis Lavant, puissant et bluffant) est chargé de jouer des personnages, c’est son métier et sa limousine est sa loge où s’entassent malles et costumes. Un miroir à maquillage, cerclé de ses fameuses ampoules lui renvoie une image qui n’est jamais la même. Car Monsieur Oscar (jamais nous ne saurons son prénom) est toujours un autre : du matin au soir, il enchaîne des rendez-vous qui sont autant de scénarios qu’il va devoir jouer. Mais pour qui au juste ? La mise en abyme inaugurale nous aiguille : dans une parfaite symétrie spéculaire, nous nous retrouvons, les spectateurs, face à notre propre image sur la toile de cinéma. Contrairement à l’héroïne de La rose pourpre du Caire (Allen, 1985), nous ne franchirons pas l’espace filmique, mais c’est quand même bien dans un certain envers que nous pénétrons à la lueur du projecteur. Celui de l’incarnation.

Notre regard, à la fois omniscient et géniteur (le film n’existe que s’il est vu) accompagne l’acteur sur ses scènes comme dans sa loge mouvante car comme lui, toujours en action, toujours ailleurs et n’offrant pas de répit pour qu’il puisse, enfin, ne plus être tous ceux qu’il n’est pas. La fatigue et la lassitude semble poindre, forçant même le Grand Ordonnateur, avatar du cinéaste figuré par un monstre sacré : Michel Piccoli, à s’enquérir de la motivation de l’acteur. Nous sommes bien d’une certaine façon au cœur d’un métafilm, même si ses apparats techniques ne sont jamais montrés. Les saynètes, toutes différentes, s’enchaînent, les performances actorielles se surpassent entre elles, les genres défilent, du drame au surréalisme, la palette filmique conserve son unité par celui qui incarne aussi bien un repoussant Satyre qu’une mendiante décrépie.

Peaux, ongles, perruques, les artifices composent et recomposent un corps évolutif, le paroxysme inversé étant atteint lors du rendez-vous de la motion capture. Le corps de Monsieur Oscar n’est plus que points luminescents (les capteurs de mouvement) qui deviennent sur un autre écran le corps d’une créature numérique : l’effacement du sujet est total, seuls subsistent la trace des mouvements. Or, à l’image de son miroir de maquillage traditionnel, Monsieur Oscar vit lui pour l’incarnation physique, il joue avec l’humain pour l’humain.

Ainsi, la porte en trompe l’œil ouverte au début nous évoque celle du Truman Show (Weir, 1998) et son passage de l’autre côté du décor ; ici, l’acteur découvre la salle de cinéma et ses spectateurs. Au travers de l’acteur, c’est donc le cinéma, art en perpétuel mutation, mais aussi sa réception que l’on interroge. Le minutage serré de la narration fait écho à la course d’un monde qui multiplie les incarnations, n’est-ce pas alors l’âme qui s’égare dans les dédales des films. Ce temps insaisissable, notre acteur va le prendre, l’instant de répit impossible arrive quand la machine s’enraye (accrochage avec la limousine, arrêt symbolique de la locomotion infernale). Dans les ruines de leur passé, lui et une consœur au chant mélancolique évoqueront ainsi leur nostalgie. Les mannequins démembrés qui jonchent le sol sont les symptômes de cette mémoire fragilisée du corps incarné.

C’est toute la question de l’Amour qui s’impose alors, celui du cinéma et des acteurs, du pourquoi on fait les choses et pourquoi on continue. Le temps de la désincarnation est là, la menace de la machine au cœur d’acier rôde (Où les limousines sont-elles garées la nuit ? se demandait le personnage en quête de ressenti dans Cosmopolis, voilà peut-être la réponse : enfermées au parking, elles se meuvent ici en Sages et mettent en garde, non sans humour), alors, l’instant d’un défilement vivant, les images de chairs sont bien ce que nous avons de plus cher.   


Romain Faisant, 4/07/12. Publié et mis en une sur le site de L'express.

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