lundi 2 janvier 2012

►CARNAGE (2011)

 Réalisé par Roman Polanski ; écrit par Roman Polanski et Yasmina Reza, d’après sa pièce.


...Jeu de massacre 

Ceux qui connaissent le cinéma de Polanski le savent : ses débuts de films sont particulièrement révélateurs  et assènent en quelques minutes ce que va être la suite. L’incipit de Carnage ne fait pas exception et nous en dit beaucoup en un plan fixe remarquable. Un parc au bord de l’eau à New York, au fond du plan une aire de jeu, un groupe d’enfants s’amuse. Au premier plan, deux arbres qui encadrent et délimitent, ce surcadrage pointe et resserre l’attention sur ce qui est important car, comme souvent chez Polanski, la menace vient de la profondeur de champ (voir le générique de Cul-de-sac par exemple avec la voiture des deux malfrats qui arrive du lointain). 

La toile de fond, le groupe d’enfants, est en effet littéralement celle qui sera le prétexte du film : un conflit entre deux garçons qui dégénère. Les bancs titres s’affichent sur cette image et nous donnent déjà une indication importante : ils ne font pas que s’inscrirent, ils viennent à nous puisqu’il y a un effet de surgissement du lettrage. L’avancée des titres annonce celle des enfants qui vont se rapprocher et quitter l’arrière plan pour faire surgir au premier plan le drame. Il va s’imposer à nous de façon soudaine et imprévue (mouvement inverse à celui du début de Frantic où les bancs titres se projetaient dans la continuité de la route). Nous n’allons pas vers le drame, c’est lui qui va nous percuter. La petite musique légère du début a d’ailleurs laissé place à un crescendo sonore qui par ses percussions guerrières fait prendre à l’avancée des enfants vers le premier plan une tournure anxiogène. Un léger travelling avant nous place encore un peu plus près, comme pour nous prévenir de l’imminence du dérapage. Il y a des heurts entre deux jeunes puis le coup de bâton part, le climax est atteint, ce qui couvait vient d’exploser. Au tour des parents. 

On ne saurait évoquer l’histoire : un huis clos dans un appartement entre deux couples, sans faire référence au fameux Qui a peur de Virginia Woolf ? (Mike Nichols, 1966), sous le patronage duquel se place Polanski. Il retrouve ici un dispositif qu’il affectionne tout particulièrement : le huis clos, qui lui permet de jouer sur la proximité étouffante des uns et des autres, d’exacerber le moindre grain de sable qui enraye la mécanique. Car comme lors du générique, tout commence paisiblement : le couple de l’enfant agressé rédige sous l’approbation des parents de l’agresseur la lettre de constatation de l’incident. En bons hôtes, les Longstreet offrent à boire et à manger autour de la table du salon où trônne un grand bouquet de tulipes jaunes. Ils auraient dû se méfier puisque dans le langage des fleurs, ces dernières signifient un amour sans espoir, une inquiétude. L’échec est donc déjà ce qui occupe le centre de la table comme il va être au cœur de la confrontation qui s’annonce. 

Impossible en effet pour ces couples de s’entendre et au-delà, des difficultés à se comprendre entre maris et femmes. Car le bal des apparences vaut des deux côtés mais aussi en interne. La toile de fond de la dispute enfantine n’est qu’un prétexte à faire ressurgir des points de vues moraux mais également de vielles rancœurs dans des joutes verbales qui, comme dans le film de Mike Nichols, vont tourner à l’hystérie. Les bonnes intentions vont vite se craqueler et l’apaisement devenir déchaînement, chacun décochant ses flèches du Parthe. Le grand miroir de l’entrée dans lequel se reflètent à plusieurs reprises les protagonistes nous rappelle la face cachée de chacun et l’allusion à Bacon nous prévient qu’ils vont donner à voir une autre facette d’eux-mêmes, bien plus torturée et sauvage que le portrait lisse qu’ils arborent dans un premier temps. On songe également à L'ange exterminateur (Buñuel, 1962) et à sa lutte humaine en vase clos qui mène à la ruine des apparences.

Le malaise couve dès le début, par allusions ou pics, et n’aura de cesse de s’accroître dans ce terrain de jeu pour adulte qu’est ce salon que nous ne quitterons pas. Au crescendo musical du début répond celui des mots, des cris puis des gestes de ces parents qui s’entredéchirent dans une arène qu’ils semblent cependant, et paradoxalement, aimer parcourir. N'y prendraient-ils pas un certain plaisir sado-masochiste finalement ? En effet, ce sont trois fausses sorties qui rythment le film, à trois reprises les couples prennent congé, à trois reprises les Cowan se retrouvent sur le pallier et ils n’auront pourtant de cesse, les uns comme les autres de revenir inéluctablement dans l’appartement. Et de reprendre leur affrontement. Fatalité tragique de ces pantins humains condamnés à se haïr ? On retrouve il est vrai les trois unités (temps, lieu, action) chères à la tragédie théâtrale et la thématique du fatalisme n'a de cesse de hanter l’œuvre de Polanski. Mais cette fois-ci, le film bascule plus du côté de la tragi-comédie : la distance ironique est de mise et l'humour noir règne en maître pervers.  

En effet, la puérilité se fait jour et chaque détail est bon à relancer le conflit, comme ce qui finit par devenir un running gag : le hamster abandonné dans la rue. On se souvient du Lemming de Dominik Moll où, de la même façon, le prétexte d’un rongeur était révélateur de troubles. D’ailleurs ce n’est pas par hasard si les protagonistes passent des excuses aux insultent et du rire aux larmes, pour eux comme pour nous, il y a bien une catharsis en train d’agir, les passions se heurtent violemment comme le bâton a heurté l’enfant. Nancy ne va-t-elle pas d’ailleurs éructer au sens propre comme au figuré, se purger littéralement. 

La caméra aussi évoluera, abandonnant la fixité des débuts pour se faire plus mouvante, plus intrusive, réunissant ou isolant dans le cadre les clans successifs, les brèves alliances ou les déchirements. S’éloignant aussi, pour laisser à leur folie ces couples devenus grotesques, étriqués dans cet appartement comme dans leurs certitudes, en conflit comme ils sont en conflits avec eux-mêmes. L’enfer, c’est les autres, certes, mais Autrui est bien celui qui agit comme révélateur. Et c’est l’ironie qui conclut fort à propos le film avec un clin d’œil au hamster et un retour à l’initial, motif typique chez Polanski. Dans un plan similaire à celui de l’ouverture, sur le terrain de jeu, les enfants, eux, sont déjà passés à d’autres jeux.   

Romain Faisant, écrit le 19/12/11