mardi 26 mars 2013

► LA RELIGIEUSE (2013)

Réalisé par Guillaume Nicloux ; écrit par Jérôme Beaujour et Guillaume Nicloux, d'après l’œuvre de Denis Diderot.


...Les infortunes de Suzanne


Guillaume Nicloux est de ces cinéastes hétéroclites qui n’hésitent pas à s’intéresser à différents genres. Ainsi, son adaptation de l’œuvre de Diderot vient-elle après des drames, un thriller ésotérique, une comédie débridée et des polars profondément sombres. Il expérimente des chemins et des histoires qui conservent néanmoins cette tonalité qui lui est propre, celle d’une certaine noirceur. Cette tendance à l’obscurité trouve un écho dans ce récit se passant au XVIIIème siècle, celui d’une descente en religion, de la captivité d’une innocente aux prises avec ce qu’on lui impose : se terrer au couvent. Car tel est le destin qu’on choisit à la jeune Suzanne Simonin (Pauline Etienne dans une prestation à remarquer). Elle est un poids dont il faut se débarrasser, ses sœurs aînées sont mariées, l’héritage leur échoira. Pire : Suzanne n’est pas la fille de son père et est assimilée à « une faute » par sa mère qu’elle compte expier en l’envoyant au couvent. Suzanne est cette fausse note qu’elle-même décrit comme un basculement lorsqu’elle joue du clavecin au début. On le voit, Suzanne est réduite à un état de passivité et de soumission, comme lorsqu’elle s’épanche sur les genoux de sa mère qui joue de la fibre sentimentale pour la faire retourner au couvent.


D’ailleurs le générique sur fond noir a des accents d’affliction. L’orgue funeste qui s’y fait entendre donne le ton : il lui faudra faire le deuil de sa vie. Jacques Rivette avait déjà mis en scène cet enfermement à travers son Suzanne Simonin (1966) avec l’inoubliable Anna Karina. La cérémonie de profession des vœux était filmée derrière les grilles séparant l’autel des visiteurs, signifiant ainsi le côté carcéral de la scène. Guillaume Nicloux reste dans le même esprit mais file la tonalité mortuaire du générique. En effet, allongé au sol lors de la prosternation, Suzanne est recouverte du drap cérémonial aux allures de linceul pour celle qui, face contre terre, ferme les yeux en signe d’abandon à une vie qui ne lui appartient plus. Elle avance vers le prêtre comme on va à l’échafaud. La rigueur et l’austérité sont rythmées par le claquement sec de l’instrument que fait résonner une sœur pour signifier les phases de la procession. Et Suzanne ose gripper la machine implacable en étant tout simplement honnête. Son refus, temporaire, de prononcer ses vœux est clair et sobre. Cette sobriété sera aussi celle du film, moins exacerbé que celui de Rivette. 


Dans La Novice (Alberto Lattuada, 1960) les paroles sentencieuses du prêtre lors des vœux était une véritable mise en garde, craignant que certaines n’aient pas « mesurer toute la gravité » de leur engagement, Suzanne, elle, l’apprend à ses dépens. La scène de la tonte des cheveux, qui rappelle celle présente dans The Magdalene Sisters (Peter Mullan, 2002), termine de couper l’ancienne novice du monde auquel elle a appartenu. Un seul plan sur ses mains qui touchent les restes de sa chevelure exprime ce douloureux passage. La rencontre avec la sœur hystérique, car dérangée, est annonciatrice de sa propre crise de nerfs à venir. « La vie religieuse pour moi, c’est la mort » disait Rita dans La Novice, elle aussi au couvent pour de mauvaises raisons. Et c’est bien ce que devient Suzanne, une morte-vivante qui en oublie avoir prononcé ses vœux tant cela se résume à une épreuve. Allongée dans un lit à l’infirmerie, elle est perdue, dans les deux sens du terme. La scène nous renvoie à la Suzanne de Rivette, où, amorphe dans son lit, elle déclarait résignée : « J’obéis à mon sort »


Et ce sort s’acharne puisqu’elle devient l’objet de toutes les remontrances et de toutes les pénitences. « Le plus urgent, c’est la règle » se voyait objecter Sœur Anne-Marie dans Les Anges du péché (Robert Bresson, 1943). Cette règle que Suzanne met précisément  ici à mal en brulant son silice par exemple. L’intolérable dureté de la Sœur Christine (Louise Bourgoin qui met son doux visage au service de la perversité) va paradoxalement redonner une rage de vivre à celle qui est bafouée et humiliée au quotidien. La mise à nue au sens propre marque cette transition vers une situation qui va de Charybde en Scylla. Au blanc de l’habit monacal succède la tunique de jute dont on l’affuble, à sa cellule avec fenêtre succède le cachot et son soupirail. L’assimilation a un univers carcéral atteint son paroxysme. Elle touche littéralement le fond, on la déshumanise, on lui crache dessus et on en revient à la métaphore funèbre puisque Sœur Christine ordonne aux autres de marcher sur celle qui « n’est qu’un cadavre » dans une scène commune aux deux adaptations. Suzanne est redevenue cette intruse dont on ne veut plus, ce qu’elle était déjà à l’extérieur. Sans cesse s’oppose cette dépendance et la volonté farouche d’indépendance de celle qui refuse à présent son sort. Sous surveillance dans le huis clos du couvent, « C’est le seul miroir qui soit de mise ici, la vue d’une autre sœur » entendait-on dans Les Anges du péché, c’est en secret qu’elle fait passer ses écrits à un avocat, de la même manière qu’on communiquait entre deux pliages de draps chez les Magdalene Sisters.


Son transfert est synonyme de semi-victoire mais son nouveau couvent va lui aussi pécher dans l’excès. Non pas de haine mais d’amour. Suzanne n’aura ainsi été confrontée qu’aux extrêmes. Il n’y a qu’un couvent entre la Suzanne brimée et celle qui est désirée. Ce sont les assauts saphiques de la Mère Supérieur (Isabelle Huppert) dont elle va être à présent la victime. La séduction va se faire crescendo.  Chez Rivette, le ton était donné d’emblée avec des Sœurs en robes à froufrous. De façon moins voyante ici, les tenues évoluent néanmoins en se parant d’un rouge passion qui n’est pas innocent. En effet, à l’instar du couvent bien particulier de Dans les ténèbres (Almodovar, 1983), celui de Saint-Eutrope, à travers sa Mère Supérieur, a de biens curieuses mœurs. De caresses tendancieuses sur la coiffe de Suzanne à des discussions équivoques au coin du feu, la Mère ne ménage pas ses efforts pour séduire une Suzanne mal à l’aise. Deux plans successifs dans la chambre de Suzanne mettent en exergue cet état de fait. L’un montre les douceurs sucrées offertes par la Mère, l’autre le coin de prière. La tentation et la dévotion cohabitent et se heurtent. A cela s’ajoute la jalousie de la favorite. Un chef d’œuvre comme Le Narcisse Noir (Powell et Pressburger, 1947) montre bien ce que l’irruption du sentiment amoureux au sein d’une communauté religieuse  peut provoquer comme drames. 


Guillaume Nicloux pointera très bien le point de non-retour de cette relation univoque à travers un plan serré sur Suzanne et la Mère qui a surgi en pleine nuit pour obtenir, sous couvert de tendresse, la reddition de sa victime. A la lueur de la bougie, à l’étroitesse du cadre et à l’unicité du plan répondent l’étouffement et la peur de Suzanne ainsi que la folie amoureuse de la Mère. Sauvée in extrémis, Suzanne est-elle sauve pour autant ? L’œuvre de Diderot se gardait bien de conclure sur l’avenir de la jeune femme. Rivette en avait une vision pessimiste et tragique, Guillaume Nicloux, malgré la noirceur, laisse parfois poindre une once d’espoir. Alors, enfin à l’extérieur, face à un paysage loin de ses entraves, les paroles de Suzanne pourraient être les dernières de Cette femme-là (Nicloux, 2003): « Je vais me mettre à vivre »

20/03/13

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