... Le rugissement du fouet
Déjà récompensé aux Golden Globes
(meilleur film dramatique), la dernière réalisation de Steve McQueen nous
frappe à nouveau en pleine face et emprunte avec évidence la route des Oscars
où il prétend à pas moins de 9 prix. Poignante histoire vraie que celle de
Solomon Northup, noir libre qui est enlevé en 1841 et vendu comme esclave.
Douze ans de calvaire, d’humiliations, de traitement bestial dont il reste un
témoignage, écrit par Solomon lui-même, et qui devient à présent un film, dur,
frontal, révoltant. Si le cinéma s’est souvent penché sur l’histoire de l’esclavage,
l’histoire de Solomon à cette singularité de renverser les représentations habituelles
puisqu’elle montre le parcours d’un homme libre qu’on asservit. Le pathétique n’est
ainsi que plus intense dans cette dépossession de soi-même, dans cette
privation de toute dignité, dans cette chute cruelle. Fidèle à son cinéma brut,
Steve McQueen met en scène la brutalité et la ténacité de façon frappante, les
images claquent comme claque le fouet dominateur.
Steve McQueen ne se contente pas
de montrer, il confronte en filmant de
front une histoire mais surtout les hommes qui la font. Le choix de l’ouverture
du film sur les esclaves alignés face caméra dans un champ est une marque forte
du propos. Le contrechamp sur l’homme blanc qui donne les directives contient
dans l’opposition qu’il instaure tout le mal d’une époque, il trace la
frontière entre dominants et dominés, rend sensible la cassure de l’humain en
catégories. Et le destin de Solomon (Chiwetel Ejiofor, incarnation puissante d’un
homme qui veut redevenir libre) va
être fait de ces confrontations, de ces rencontres qui le changeront et le marqueront,
au sens propre comme au figuré. Ce parcours aux accents profondément dramatiques
se construit comme une quête, une quête contrariée mais jamais abandonnée de
retourner auprès des siens, sa femme et ses deux enfants. Le mouvement du film
sera à l’image de la contradiction entre le passé et le présent, résumé par une
opposition verbale lors de la capture de Solomon : « Tu es un esclave / Je ne suis pas un esclave ». L’affirmation
de la négation est la seule chose qui lui reste.
Ainsi, Solomon revendique son
statut d’homme libre dans un premier temps avant de comprendre que cela lui est
en réalité dommageable. Il doit donc s’astreindre à être comme les autres, ne
pas montrer qu’il a bénéficié d’une éducation, qu’il est instruit. La
construction du film qui alterne les périodes pendant un temps crée des échos
entre ces deux vies et en souligne la distanciation. Alors qu’il pouvait se
rendre librement dans une boutique pour faire ses achats en famille, le voilà
contraint d’y aller, mandater par sa « maîtresse ». Joueur de violon
apprécié, il faisait danser la bonne société, le voilà obliger de jouer pour le
plaisir sadique du « maître » (Michael Fassbender) qui s’amuse à
faire danser au milieu de la nuit ses esclaves, pantins désespérés. Mais ce
conflit avec lui-même ne reste pas toujours sourd et les mots sont des armes
que ne tolèrent pas les blancs dominateurs. « Ce
sont les ordres qui ne sont pas bons » répliquera-t-il au charpentier
du domaine. Impensable pour ce dernier que ceux qu’il considère comme des bêtes
puissent seulement penser et émettre un jugement. Le châtiment (une semi-pendaison,
une des séquences les plus forte et les plus réussie dans ce qu’elle dit sans
parole avec longueur et fixité) forcera Solomon à adopter, en plus de l’attitude,
le langage obligé : « Les nègres
sont fait pour le travail »,
perdant son ultime espace de liberté, sa parole.
L’analogie bestiale se couple
avec celle de la chosification, ces hommes, femmes, enfants noirs sont des « biens »
que l’on vend au plus offrant. La séquence de la mise à prix dans un salon cossu
au son du violon est édifiante, exhibés comme de la marchandise, les esclaves
sont comme dans une salle des ventes et le « commissaire-priseur »
est d’un cynisme absolu : « Mon
cœur n’est pas plus grand qu’une pièce de monnaie ». Ce ne sont plus
des êtres humains mais des corps pour la main d’œuvre, ces corps qui vont être
meurtris jusqu’à la révulsion. Steve MacQueen avait déjà filmé l’innommable
dans Hunger (2008) et le martyre des corps comme des
esprits. Le climax est atteint lors d’une séquence particulièrement
insoutenable où Patsey (Lupita Nyong'o), l’une des esclaves victimes à la fois des
assauts du maître et de la jalousie violente de sa femme, est fouettée (le
fouet, récurent dans le film, est ce qui scande la domination, l’asservissement
et la punition) jusqu’à faire de son dos un paysage désolé de chair crevassée. Le
réalisateur accule le spectateur, toujours dans son parti pris de frontalité,
il le révolte et exacerbe son empathie pour ceux dont certains dans l’Histoire ont
nié l’humanité. Et puis il y a, au détour d’un plan fixe sur le visage de
Solomon, ce regard perdu, désemparé, horrifié qui cherche l’ailleurs en
scrutant les bords du cadre. Ses yeux croisent les nôtres. Intensément
saisissant, profondément bouleversant.
Sélectionnée et publiée par Le Plus du NouvelObs.com
Sélectionnée et publiée par Le Plus du NouvelObs.com
25/01/14
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