jeudi 20 février 2014

► ABUS DE FAIBLESSE (2014)

Écrit et réalisé par Catherine Breillat d'après son ouvrage.


... Dans de beaux draps


Catherine Breillat donne comme titre au film, celui de son livre où elle raconte un drame, son drame. Celui qui lui est arrivé en 2005 : victime d’une attaque cérébrale, la voilà hémiplégique du côté gauche, s’en suit la rééducation et le difficile réapprentissage des gestes du quotidien. Mais un drame peut en cacher un autre et c’est ce qui va nourrir le film. Diminuée, la réalisatrice va se faire extorquer de l’argent par celui qui n’en n’est pas à son coup d’essai, Christophe Rocancourt qui devient Vilko Piran dans le film. Que cherche la réalisatrice en tournant sa propre histoire qui a connu une issue judiciaire en 2012 par la condamnation de Rocancourt. Se poser en victime ? Donner sa version ? Réaliser une œuvre cathartique ? La teneur du film et sa réalisation pertinente impose une réponse : il y a avant tout quelque chose à raconter de l’ordre du désir, ni amoureux, ni charnel mais fait d’une confrontation ambigüe entre attraction et répulsion. Catherine Breillat se saisit corps et âme de cette incursion, forcément singulière, puisque tournée par celle qui l’a vécue.

C’est pourtant Maud (Isabelle Hupert qui joue celle qui la filme avec une conviction saisissante) qui décide d’introduire Vilko dans sa vie. « Je le veux ! » insiste-t-elle quand elle le voit raconter son histoire d’arnaqueur sans repentir à la télévision. Sa froideur et son cynisme, ainsi que sa « gueule », lui font voir en lui l’acteur de son prochain film. Cette apparition provoque littéralement un sursaut chez une Maud handicapée qui voit là une chance de reprendre une vie qui l’a soudainement mise sur le bas-côté. Leur première rencontre installe ce qui va être une relation basée sur le désir de faire quelque chose ensemble, tout en étant sans cesse dans l’opposition, la provocation et la dépendance. Elle aime sa désinvolture (il escalade sa bibliothèque à peine arrivé), il apprécie une certaine perversité chez elle (il faut la voir lui jeter ses bottes et lui demander autoritairement de les lui mettre). Leur premier échange s’articule autour d’un champ-contrechamp où chacun scrute l’autre, chacun jour sa carte. Maud en racontant le rôle qu’elle veut lui confier, Vilko (Kool Shen, à l’interprétation brute et au visage dur) en posant déjà ses conditions. Elle ne voit pas ses acteurs avant le tournage ? Lui la prévient qu’il sera là, tout le temps. Maud se laisse soumettre, la caméra la filme en plongée, accentuant une soumission qui va la dépasser.

Il sait se rendre omniprésent jusqu’à être intrusif. Les nombreux coups de fils, de jour comme de nuit renforcent paradoxalement la solitude dans laquelle s’enferme Maud. Il devient son seul interlocuteur, il la sort et l’aide à se déplacer mais n’hésite pas à l’abandonner à son sort quand il est question d’argent. La scène où elle s’écroule chez elle en revenant des courses saisit le pathétique en un plan qui étire sa détresse et sa faiblesse. Vilko veut l’impressionner (le sac de billet exhibé) mais ce n’est pas ce qui l’intéresse, elle reste stoïque, ce qui le déstabilise. Leur relation à l’argent n’est pas du tout la même : si Maud signe sans rechigner les chèques qu’il lui demande, c’est pour entretenir ce désir de futur, elle a besoin de lui pour son film, « aucun acteur n’est comme lui ! », mais aussi, surtout, dans sa vie. Lui, au-delà de cultiver les signes extérieurs de richesses, ne peut s’empêcher de vouloir posséder de l’argent, là est son désir.

Ce rapport malsain ira forcément en se dégradant dans une singulière cohabitation où Maud en est réduite à devenir celle qui réclame de l’argent, son argent (édifiante scène où elle est obligée de lui faire les poches). Dans cette maison en travaux qui est le reflet d’une existence en vrac, cet étrange couple aux relations platoniques et conflictuelles atteint le point de non-retour. D’un lit à l’autre il y a un monde, deux vies différentes happées par un désir brouillé qui a perdu de son sens. Ce lit, qui ouvre le film de façon anxiogène, est la seule chose qu’elle lui interdit, et pour cause, c’est son dernier refuge, là où le corps n’est plus un poids, où elle n’a plus à lutter pour faire un mouvement, où elle n’a pas besoin de lui. Les draps remontés jusqu’au visage comme pour se protéger, Maud semble avoir dormi sa vie, le réveil est brutal, le regard embué, l’incompréhension palpable. « C’était moi mais ce n’était pas moi » répète-elle pour amère constatation. Une chose est sûre, désormais c’est un intéressant drame de cinéma.

Sélectionnée et publiée par Le Plus du NouvelObs.com

15/02/14


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