vendredi 7 mars 2014

► ONLY LOVERS LEFT ALIVE (2014)

Écrit et réalisé par Jim Jarmusch.


... La nuit et ce qui s'en suit

Projeté en compétition au dernier Festival de Cannes, le film de Jim Jarmusch est un voyage singulier dans une atmosphère nocturne particulièrement envoutante où des êtres qui ne sont pas humains  vivent l’expérience du temps, de la mélancolie, de la mort autour d’une romance qui a traversé les siècles. Le cinéaste poursuit l’évocation sensorielle et auditive des thèmes qui jalonnent une œuvre peu commune en s’insinuant dans un genre bien spécifique, celui du fantastique. L’orientation est périlleuse tant la passion, littéralement vampirique, car c’est de cela dont il s’agit, a déjà été traitée sous bien des formes dans bien des époques et dans bien des arts. Jarmush réussit pourtant à nous emmener dans des nuits nostalgiques et magnifiques où le sombre de l’âme côtoie la lueur de l’envie. Conscient de l’aspect très codifié du genre dans lequel il fait errer sa caméra, le réalisateur cultive un certain second degré  dans ce film baroque aux amours intemporelles.


Le tournoiement des deux plans d’ouvertures, l’un sur Adam (Tom Hiddleston), l’autre sur Ève (Tilda Swinton), nous fait basculer immédiatement dans un vertige visuel qui provoque sciemment le tournis chez le spectateur, instaurant ainsi une désorientation, une déstabilisation par cette rupture avec les horizontales et les verticales. C’est une autre relation au monde qui se donne à voir autant qu’une liaison forte entre deux êtres amoureux éloignés géographiquement. En effet, Ève vit à Tanger tandis que son mari Adam vit cloîtré dans les ruines de Détroit. « Pourquoi ne vivez-vous pas ensemble puisque vous ne pouvez vivre l’un sans l’autre ? » s’étonne le vieil ami du couple, Marlowe (John Hurt). Même à distance, la quête reste cependant la même : se procurer du sang pour vivre. Car ces vampires du XXI ème    siècle ne sont, en cela, pas différents de leurs ancêtres. De même, seule la nuit est bonne à vivre, ainsi, on ne se dit pas « Bonjour » mais « Bonsoir » pour commencer son crépuscule.


Jarmusch fait de son homme vampire un rockeur « romantique et suicidaire » qui semble avoir perdu l’envie de la nuit et préfère survivre entouré de reliques dans une maison d’un autre âge. Sa passion pour les vielles guitares est justifiée par ses goûts musicaux, lui l’ancien compositeur adulé, mais elle reflète aussi cette emprise du passé qui ne le quitte plus. Le mur constellé de photos antiques des grands hommes qu’il a côtoyés imprègne l’espace comme son esprit. Les lourds rideaux le protègent certes du soleil qu’on ne verra jamais, mais ils sont aussi une protection vis-à-vis d’un monde qu’il fuit (les rockeurs amateurs qui viennent le guetter sont source d’angoisse). La femme vampire, diaphane et peroxydée, est tournée vers l’avenir : « J’ai l’impression que le sable du sablier est en bas » se désole Adam, « Il faut le retourner alors » préfère Ève. Adam est entouré d’un matériel obsolète (vielles consoles d’enregistrement de son, téléphone hors d’âge, télévision datée) tandis qu’Ève le contacte via son écran de téléphone portable. Aller le retrouver, c’est l’extirper de sa poussiéreuse langueur.


Ce couple atypique aux nuitées ancestrales est l’héritier cinématographique d’un duo marquant aux pratiques similaires, Catherine Deneuve et David Bowie, dans le remarquable et culte Les Prédateurs (The Hunger, Tony Scott, 1983). La séquence de la boîte de nuit dans le film de Jarmusch y renvoie d’ailleurs directement. Lunettes noires et lumière stroboscopiques scandent la filiation. Les lumières froides et bleutées du film de Scott font néanmoins place ici à une atmosphère plus chaude, plus vivante. La déliquescence laisse place à la romance ravivée. Quand le monde dépérit (belle séquence dans les ruines du magnifique Michigan Theater devenu un parking), pour ceux dont les sentiments perdurent, tout redevient possible. Quitte à rejouer, encore et encore, la scène primitive des instincts vampiriques (sortir les crocs), comme le vinyle inaugural jouait un son d’antan sur fond de ciel étoilé.


Car si le film possède une telle atmosphère étrange et pénétrante, c’est que les images sont intimement liées à une musique très présente, le musicien Jarmusch a soigné l’aspect sonore des déambulations nocturnes qu’il filme. Les guitares, puissantes et vibrantes, dominent l’ensemble dans toutes les variations de leurs sonorités. Cet aspect musical est fondamental et donne lieu à des moments suspendus et envoutants (la chanteuse à Tanger), il est indissociable des émotions vécues nuitamment par ces amoureux ténébreux. Jarmusch aime cette obscurité qu’il avait déjà mise en scène dans Night on Earth (1991), cet autre monde qui se fait une place quand l’autre trépasse. Sur des accords de cordes et de sang, le film libère talentueusement des créatures passionnées qui célèbrent au clair de lune la force de l’union.

Sélectionné et publié sur le Plus du NouvelObs.com


22/02/14

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