dimanche 16 mars 2014

► LES CHIENS ERRANTS (2014)

Écrit et réalisé par Tsai Ming-liang


... La fresque sur le mur

Grand Prix du Jury à la Mostra de Venise, le film du réalisateur taïwanais Tsai Ming-liang marque sa différence avec la production occidentale actuelle, que ce soit dans sa forme comme dans sa conduite du récit. Des fragments d’existences grises et désespérantes s’allongent dans les marges de la ville, de ruines en réduits, un père et ses deux enfants survivent, parce qu’il le faut bien. Une femme solitaire qui nourrit des chiens abandonnés va trouver en eux une possibilité de vie. Le film, pour de nombreuses raisons, demande un effort. Il faut au spectateur accepter la démarche du réalisateur qui ne propose pas un accès conventionnel à son œuvre, poussant très loin l’aspect formel (fixité et longueur des plans), au risque d’exclure alors que le parti pris est d’inclure par le truchement du dispositif filmique les regardants aux regardés. Bien loin des couleurs et des échappées musicales de La saveur de la pastèque (2005), Les chiens errants est d’une froideur viscérale qui fait de cette constatation désabusée sur ces êtres hors du monde, une expérience troublante et déstabilisante. 


L’enchaînement des premiers plans installe la maîtrise cinématographique qui est celle de Tsai Ming-liang. Dans une sorte d’Éden enfantin champêtre, forcément éphémère, les deux enfants, un garçon et une fille s’amusent avant que la brutalité du montage y fasse succéder avec fracas un plan récurrent, celui du père, planté au milieu d’un carrefour bruyant, fouetté par le vent et la pluie, humain réduit à être un porte-pancarte. Sisyphe taciturne, il laisse les enfants livrés à eux-mêmes. Ces derniers ont l’habitude d’errer dans un supermarché où une animation gustative devient un moyen de subsistance, les sanitaires une salle de bain, les rayons une promenade. Le tout dans une indifférence générale. Le réalisateur installe rapidement des plans larges dans lesquels il montre au contraire la marche du monde (le ballet des voitures et des motos) qui contraste avec l’isolement de ces pauvres hères. De la même façon, de nombreux plans sont construits avec le paysage urbain et ses matériaux minéraux en amorce, de telle sorte que les personnages, décentrés, se retrouvent confinés dans les bords du cadre comme de  leur vie étriquée. Et quand un gros plan envahit l’écran, il impose la douleur et le désespoir, tel ce plan-séquence où le père entame un chant patriotique, debout avec sa pancarte, luttant contre les éléments, sa voix comme un cri de rage que personne n’entend. 


Cette déréliction vagabonde offre heureusement quelques bribes de ce qu’on ose à peine qualifier de bonheur, comme lorsque les deux petits s’amusent à transformer un chou en personnage anthropomorphe. Ils semblent accoutumés à cette vie miséreuse qui a ses rituels (lavement des pieds avec l’eau du siphon) sans intimité aucune (on se déshabille et on dort tous dans la petite pièce qui leur sert de maison). A l’instar du documentaire Au bord du monde (Claus Drexel, 2013), le film nous emmène de ce côté-là, derrière cette palissade que franchit la petite famille, dans ces endroits à l’abri des regards où une autre vie tente d’exister, dans le noir, dans les ruines de béton. Contraste saisissant du père qui au hasard d’errements où il porte sa pancarte comme on porte son fardeau, trouve refuge dans un appartement neuf. La finitude tranchant avec l’incomplétude de leur abri, de leur vie. De même, la femme qui les recueille s’est enfermée dans la décrépitude d’une maison noircie où des murs suintent des larmes désenchantées.  Film hiératique avec un étirement des plans comme on peut le trouver dans le cinéma de Carlos Reygadas, Les chiens errants privilégie l’image à la parole et pousse jusque dans ses retranchements l’expérience spectatorielle du regard sur l’autre.


Deux séquences miroirs, qui ne sont pas sans raison les plus longues du film, mettent le regardant particulièrement à l’épreuve. Dans les ruines bétonnées que fréquentent la femme aux chiens comme la petite famille, se trouve sur un mur, au milieu des gravats, une fresque. Une étendue de cailloux au premier plan puis des collines et le ciel. Même pas de couleur. Horizon à la fois bouché (le mur) et pourtant porteur d’ouverture (l’ailleurs du paysage). Elle contemple avec une fixation obsessionnelle cette représentation inanimée telle Madeleine dans Vertigo (1958) venait se fondre dans le portrait de Carlotta Valdes, jeu des regards et du hagard. Le contre-champ aura lieu à la toute fin du film où l’on se focalisera sur les visages de la femme et de l’homme. Les larmes féminines renvoyant à celles, masculines, versées lors du chant au carrefour. Une renonciation plus qu’une annonciation. Achevant son parcours formel, le réalisateur laisse le spectateur, dans le silence de sa pensée, seul face à sa dernière confrontation, seul face à la promesse de sa fresque.


16/03/14

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