Écrit et réalisé par Tsai Ming-liang
... La fresque sur le mur
Grand Prix du Jury à la Mostra de
Venise, le film du réalisateur taïwanais Tsai Ming-liang marque sa différence
avec la production occidentale actuelle, que ce soit dans sa forme comme dans sa
conduite du récit. Des fragments d’existences grises et désespérantes s’allongent
dans les marges de la ville, de ruines en réduits, un père et ses deux enfants
survivent, parce qu’il le faut bien. Une femme solitaire qui nourrit des chiens
abandonnés va trouver en eux une possibilité de vie. Le film, pour de
nombreuses raisons, demande un effort. Il faut au spectateur accepter la démarche
du réalisateur qui ne propose pas un accès conventionnel à son œuvre, poussant
très loin l’aspect formel (fixité et longueur des plans), au risque d’exclure
alors que le parti pris est d’inclure
par le truchement du dispositif filmique les regardants aux regardés. Bien loin
des couleurs et des échappées musicales
de La saveur de la pastèque (2005), Les chiens errants est d’une froideur viscérale
qui fait de cette constatation désabusée sur ces êtres hors du monde, une
expérience troublante et déstabilisante.
L’enchaînement des premiers plans
installe la maîtrise cinématographique qui est celle de Tsai Ming-liang. Dans
une sorte d’Éden enfantin champêtre, forcément éphémère, les deux enfants, un
garçon et une fille s’amusent avant que la brutalité du montage y fasse
succéder avec fracas un plan récurrent, celui du père, planté au milieu d’un carrefour
bruyant, fouetté par le vent et la pluie, humain réduit à être un
porte-pancarte. Sisyphe taciturne, il laisse les enfants livrés à eux-mêmes.
Ces derniers ont l’habitude d’errer dans un supermarché où une animation gustative
devient un moyen de subsistance, les sanitaires une salle de bain, les rayons
une promenade. Le tout dans une indifférence générale. Le réalisateur installe
rapidement des plans larges dans lesquels il montre au contraire la marche du
monde (le ballet des voitures et des motos) qui contraste avec l’isolement de
ces pauvres hères. De la même façon, de nombreux plans sont construits avec le
paysage urbain et ses matériaux minéraux en amorce, de telle sorte que les personnages,
décentrés, se retrouvent confinés dans les bords du cadre comme de leur vie étriquée. Et quand un gros plan
envahit l’écran, il impose la douleur et le désespoir, tel ce plan-séquence où
le père entame un chant patriotique, debout avec sa pancarte, luttant contre
les éléments, sa voix comme un cri de rage que personne n’entend.
Cette déréliction vagabonde offre
heureusement quelques bribes de ce qu’on ose à peine qualifier de bonheur,
comme lorsque les deux petits s’amusent à transformer un chou en personnage anthropomorphe.
Ils semblent accoutumés à cette vie miséreuse qui a ses rituels (lavement des
pieds avec l’eau du siphon) sans intimité aucune (on se déshabille et on dort
tous dans la petite pièce qui leur sert de maison). A l’instar du documentaire Au bord du monde (Claus Drexel, 2013),
le film nous emmène de ce côté-là, derrière cette palissade que franchit la petite
famille, dans ces endroits à l’abri des regards où une autre vie tente d’exister,
dans le noir, dans les ruines de béton. Contraste saisissant du père qui au hasard
d’errements où il porte sa pancarte comme on porte son fardeau, trouve refuge
dans un appartement neuf. La finitude tranchant avec l’incomplétude de leur
abri, de leur vie. De même, la femme qui les recueille s’est enfermée dans la
décrépitude d’une maison noircie où des murs suintent des larmes désenchantées.
Film hiératique avec un étirement des
plans comme on peut le trouver dans le cinéma de Carlos Reygadas, Les chiens errants privilégie l’image à
la parole et pousse jusque dans ses retranchements l’expérience spectatorielle
du regard sur l’autre.
Deux séquences miroirs, qui ne
sont pas sans raison les plus longues du film, mettent le regardant particulièrement
à l’épreuve. Dans les ruines bétonnées que fréquentent la femme aux chiens
comme la petite famille, se trouve sur un mur, au milieu des gravats, une
fresque. Une étendue de cailloux au premier plan puis des collines et le ciel. Même
pas de couleur. Horizon à la fois bouché (le mur) et pourtant porteur d’ouverture
(l’ailleurs du paysage). Elle contemple avec une fixation obsessionnelle cette
représentation inanimée telle Madeleine dans Vertigo (1958) venait se fondre dans le portrait de Carlotta
Valdes, jeu des regards et du hagard. Le contre-champ aura lieu à la toute fin
du film où l’on se focalisera sur les visages de la femme et de l’homme. Les
larmes féminines renvoyant à celles, masculines, versées lors du chant au carrefour.
Une renonciation plus qu’une annonciation. Achevant son parcours formel, le
réalisateur laisse le spectateur, dans le silence de sa pensée, seul face à sa
dernière confrontation, seul face à la promesse de sa fresque.
16/03/14
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