mercredi 30 juillet 2014

► BOYHOOD (2014)

Écrit et réalisé par Richard Linklater


... C'est quand qu'on va où ?

Ours d’Argent du meilleur réalisateur à la dernière Berlinale, le nouveau film de Richard Linklater est expérimental au sens où il propose une approche inédite dans la réalisation d’un film : tourné par intermittence sur une période de douze ans avec les mêmes acteurs, le tout forme un ensemble unique de 2h46. Une œuvre de fiction, car il y a bien une histoire, qui est à la fois l’observation d’une réalité, celle d’acteurs qui évoluent physiquement et qui nourrissent leur personnage par cette transformation corporelle. Les habitués du réalisateur retrouveront ici le procédé des retrouvailles récurrentes qu’il a eu l’opportunité de mettre en œuvre à travers sa trilogie des Before (Sunrise, Sunset et Midnight) étalés sur dix-huit ans. La vie et le temps qui passent sont ainsi au cœur de ses préoccupations de cinéaste qui le pousse à fuir l’artifice (plusieurs acteurs pour un même personnage) afin d’instaurer une continuité saisissante au sein d’un même film. Ainsi va-t-on suivre la croissance physique et mentale de Mason, de ses 6 ans à son entrée à la fac, balloté entre des parents divorcés et des déménagements répétés. Loin d’être un simple album de photos, Boyhood est l’évocation fluide et émouvante d’existences en train de s’accomplir sur l’écran comme en dehors. Le brouillage volontaire de la frontière place le spectateur face à un résultat hybride où la curiosité cède sa place au plaisir de vivre quelque chose de particulier et d’attachant.


D’un coup de pinceau, Mason (Ellar Coltrane, épatante découverte à rebours) tout jeune enfant, efface les marques de la toise dans ce qui fut la maison familiale. Premier déménagement d’une longue série qui contient déjà cette idée des morceaux de soi que la vie nous oblige à laisser derrière ses pas. Mason et sa sœur Samantha (Lorelei Linklater, la propre fille du réalisateur) sont enfants de divorcés et se chamaillent souvent, comme s’ils avaient pris le relais de leur parent : « Je ne me souviens que des cris et des disputes » confessera la fille à son père. Ce dernier vient rituellement les chercher dans sa Pontiac GTO noire, image repère qui traversera les années tout autant que symbole d’un père un peu bohème qui emmène ses enfants au bowling pendant que leur mère gère le quotidien. Jamais le lien ne sera cependant rompu et certaines des scènes les plus réussies sont celles entre Mason et son père qui abordent les différents âges de la vie (lors du camping par exemple). Ces séquences sont l’illustration même de la double dynamique formelle du film puisque Ethan Hawke / le père retrouve Ellar Coltrane / le fils dans la fiction comme sur le tournage. Chacun en étant à un point différent de sa vie. Outre la rigueur de jeu que cela implique pour composer un personnage cohérent avec celui qu’on a joué des années auparavant à un autre âge, cela amène nécessairement un rapport inédit qui mène à cette complicité que le spectateur ressent. 


Parmi ces spécificités, un tel objet cinématographique amène une question légitime : comment sont précisément gérées ces ellipses temporelles ? Car contrairement à des films à la thématique approchante comme Le premier jour du reste de ta vie (Rémi Bezançon, 2008), où les acteurs changeaient peu malgré des âges différents, la modification physique de Mason est celle d’Ellar Coltrane. Plusieurs années séparant les tournages, le corps se modifie, la voix mue, les coupes de cheveux ne sont jamais les mêmes. À un âge (l’adolescence) où la métamorphose est la plus spectaculaire, le résultat est saisissant de vérité. Il en va de même pour les autres personnages / acteurs, telle l’excellente Patricia Arquette en mère déterminée à reprendre sa vie en main ou Lorelei Linklater qui de petite peste passe par l’appareil dentaire avant de devenir femme. Le fait de laisser murir ainsi en dehors du champ de la caméra et sur des temps longs ses acteurs permet au réalisateur de créer une continuité qui le dispense de toutes indications temporelles autres que ces changements physiques naturels. Dans la même optique, il montre les personnages dans leur époque de tournage. La technologie est un repère voulu car c’est celui qui contextualise immédiatement une histoire : des gros ordinateurs du début des années 2000 aux smartphones actuels en passant par les consoles de jeu, ce temps qui passe s’incarne là aussi, tout comme dans les réflexions qui ponctuent la croissance de Mason.


« Qui veux-tu être ? », cette question existentielle reviendra à deux reprises dans cette fresque de l’évolution, comme un écho au début du film qui montre Mason contempler le ciel et les nuages, douce rêverie face à l’immensité et son monde des possibles. L’enfant cherchera l’adulte qu’il veut être, quoi faire, qui rencontrer, qui laisser partir, qui retenir. François Truffaut a fait grandir Jean-Pierre Léaud à travers son inoubliable personnage récurent d’Antoine Doinel (5 films sur 20 ans), Bergamn a réuni dans la fiction un couple trente ans après leur première apparition au cinéma (Liv Ullmann et Erland Josephson dans Sarabande, 2003), Abdellatif Kechiche aimerait faire revenir Adèle,  Richard Linklater condense lui en une seule vision les moments éparses de la vie. Son film est une éclosion à plusieurs niveaux qui interroge in fine l’acte créateur en lui-même à travers le geste du cinéaste : de quoi un film est-il la trace ?

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com 

25/07/14

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