vendredi 4 juillet 2014

► UNDER THE SKIN (2014)

 Réalisé par Jonathan Glazer, écrit par Jonathan Glazer et Walter Campbell, d'après l’œuvre de Michel Faber.

 ... L'expérience humaine

Atypique sur de nombreux points, le film du réalisateur anglais Jonathan Glazer l’est déjà par le fait qu’il arrive presque dix ans après sa précédente réalisation pour le cinéma, Birth en 2004 avec Nicole Kidman. Passé par le clip et l’imagerie publicitaire, il en conserve la stylisation et le principe de l’égérie haut de gamme et talentueuse, en l’occurrence Scarlett Johansson (qui  après n’avoir été plus qu’une voix dans Her retrouve son apparence charnelle) dont le corps devient l’attraction des regards et suscite le désir comme dans un message consumériste. Car la femme dont il est question et qui restera anonyme tant elle n’est qu’un moyen et non une fin est une créature brune aux traits humains attractifs (amusant quand on sait que le premier film du réalisateur avait pour titre Sexy Beast en 2000) qui traque des hommes jeunes et seuls dans un but invariable : les mener à la mort à la suite d’une cérémonie sensuelle. Le temps pris par Jonathan Glazer pour revenir au cinéma n’aura pas été vain : adapté du roman de Michel Faber, son film, sensoriel, sibyllin et esthétique est un voyage sur terre étonnant et envoutant qui provoque la réflexion et stimule l’attention.


La pupille en gros plan qu’exhibe le début du film lors de sa séquence spacio-futuriste place les spectateurs et les personnages à venir sous le signe de l’observation, du regard traqueur. « Il y a quelque chose d’étrange avec vos yeux » remarquera d’ailleurs un des hommes qu’elle abordera. Car voilà bien ce qui ressemble à une mission, à bord de sa camionnette, la séductrice (sa fonction devient sa dénomination) cherche ses proies. La situation joue de l’inversion et nous ramène immanquablement à Maniac (récemment remis au goût du jour par Franck Khalfoun), même le souffle rauque est là, comme à La mutante (Roger Donaldson, 1995). Contraste saisissant entre la beauté au volant et les noirs desseins qui sont les siens, ici c’est la femme qui chasse pour tuer et qui se sert de ses atouts, à savoir sa plastique et son charme. Il lui faut d’ailleurs s’assurer que le désir est bien éveillé : « Tu me trouves belle ? » mais surtout que l’homme est seul, sans réelles attaches (qu’il ne vive pas avec  sa famille ni avec une petite amie), ce qui suggère l’existence d’un plan et de consignes précises. Elle a des cibles qu’elle doit débusquer et son terrain est urbain, elle se poste comme une chasseresse et attend son heure (scène où elle baisse la vitre, à l’arrêt, scrutant le premier passant).


Le piège est ritualisé : les hommes sont séduits sans difficulté et la rejoindre chez elle veut dire y périr. Mais pas question de meurtres sanglants, elle n’a même pas à les toucher, paradoxale parade corporelle dont la seule promesse (effeuillage) provoque l’enlisement des victimes pendant la tentation. Le réalisateur fait le choix de l’abstraction formelle pour ces séquences  particulièrement réussies où l’étrangeté enlace la sensualité. Les personnages se meuvent dans un espace noir et sur une surface tout aussi sombre mais lisse comme un miroir dans lequel s’enfoncent les malheureux au sommet de leurs désirs physiques. Une tonalité sonore binaire accompagne cette mise à mort dans un espace fantasmatique dont la femme est la mire hypnotique : «C’est comme dans un rêve » tentera d’expliquer une de ses proies. L’atmosphère irréelle n’est pas sans rappeler celle à l’œuvre dans le Orphée de Cocteau (1950), les lieux délabrés où elle entraîne les hommes comme la surface liquide sont ces ruines de l’autre monde où l’on arrive en passant à travers les miroirs. Les motards, agents de la Mort chez Cocteau, sont d’ailleurs, dans Under the skin, là pour surveiller la créature qui se révèle alors exécutante plus que dirigeante.


Une rencontre va cependant provoquer une rupture inattendue, elle qui était hermétique à tout ressenti, focalisée uniquement sur sa mission (la séquence de la plage montre moins un détachement à la tragédie en cours qu’une non compréhension), va-elle-pouvoir éprouver quelque chose ? Si elle ressent bien le froid du corps humain (les mains de l’homme), la chaleur des sentiments lui est inconnue. Elle prendra une décision muette qui relancera le film dans une nouvelle direction, littéralement. La belle séquence brumeuse est un passage symbolique vers un ailleurs, géographique et psychologique,  vers une inédite prise de conscience, qui passe par la découverte d’un corps qui n’est qu’une enveloppe, qu’une peau d’apparat pour être un appât. Ce franchissement éperdu est synonyme d’inconnu, hagarde la prédatrice au statut changeant en devient mutique puisqu’elle sort du texte prédéfini qu’elle rabâchait. Cette expérience de l’humanité par un être différent est dans la droite lignée d’un visiteur extra-terrestre précédant qui avait l’aspect de David Bowie dans L’homme qui venait d’ailleurs (Nicolas Roeg, 1976) et qui posait déjà les enjeux du corps, entre attraction, pulsion et répulsion face à la question fondamentale de l’identité. Il y disait cette phrase qui sied tout aussi bien à Under the skin : « Tout commence et finit dans l’éternité ».

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com      

29/06/14                

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