Réalisé par Jonathan Glazer, écrit par Jonathan Glazer et Walter Campbell, d'après l’œuvre de Michel Faber.
... L'expérience humaine
Atypique sur de nombreux points,
le film du réalisateur anglais Jonathan Glazer l’est déjà par le fait qu’il
arrive presque dix ans après sa précédente réalisation pour le cinéma, Birth en 2004 avec Nicole Kidman. Passé
par le clip et l’imagerie publicitaire, il en conserve la stylisation et le
principe de l’égérie haut de gamme et talentueuse, en l’occurrence Scarlett
Johansson (qui après n’avoir été plus
qu’une voix dans Her retrouve son
apparence charnelle) dont le corps devient l’attraction des regards et suscite
le désir comme dans un message consumériste. Car la femme dont il est question
et qui restera anonyme tant elle n’est qu’un moyen et non une fin est une créature brune aux traits humains
attractifs (amusant quand on sait que le premier film du réalisateur avait pour
titre Sexy Beast en 2000) qui traque
des hommes jeunes et seuls dans un but invariable : les mener à la mort à
la suite d’une cérémonie sensuelle. Le temps pris par Jonathan Glazer pour revenir
au cinéma n’aura pas été vain : adapté du roman de Michel Faber, son film,
sensoriel, sibyllin et esthétique est un voyage sur terre étonnant et envoutant
qui provoque la réflexion et stimule l’attention.
La pupille en gros plan qu’exhibe
le début du film lors de sa séquence spacio-futuriste place les spectateurs et
les personnages à venir sous le signe de l’observation, du regard traqueur. « Il y a quelque chose d’étrange avec
vos yeux » remarquera d’ailleurs un des hommes qu’elle abordera. Car
voilà bien ce qui ressemble à une mission, à bord de sa camionnette, la
séductrice (sa fonction devient sa dénomination) cherche ses proies. La
situation joue de l’inversion et nous ramène immanquablement à Maniac (récemment remis au goût du jour
par Franck Khalfoun), même le souffle rauque est là, comme à La mutante (Roger Donaldson, 1995).
Contraste saisissant entre la beauté au volant et les noirs desseins qui sont
les siens, ici c’est la femme qui chasse pour tuer et qui se sert de ses
atouts, à savoir sa plastique et son charme. Il lui faut d’ailleurs s’assurer
que le désir est bien éveillé : « Tu
me trouves belle ? » mais surtout que l’homme est seul, sans
réelles attaches (qu’il ne vive pas avec
sa famille ni avec une petite amie), ce qui suggère l’existence d’un
plan et de consignes précises. Elle a des cibles qu’elle doit débusquer et son
terrain est urbain, elle se poste comme une chasseresse et attend son heure
(scène où elle baisse la vitre, à l’arrêt, scrutant le premier passant).
Le piège est ritualisé : les
hommes sont séduits sans difficulté et la rejoindre chez elle veut dire y
périr. Mais pas question de meurtres sanglants, elle n’a même pas à les
toucher, paradoxale parade corporelle dont la seule promesse (effeuillage)
provoque l’enlisement des victimes pendant la tentation. Le réalisateur fait le
choix de l’abstraction formelle pour ces séquences particulièrement réussies où l’étrangeté enlace
la sensualité. Les personnages se meuvent dans un espace noir et sur une
surface tout aussi sombre mais lisse comme un miroir dans lequel s’enfoncent les
malheureux au sommet de leurs désirs physiques. Une tonalité sonore binaire
accompagne cette mise à mort dans un espace fantasmatique dont la femme est la
mire hypnotique : «C’est comme dans
un rêve » tentera d’expliquer une de ses proies. L’atmosphère irréelle
n’est pas sans rappeler celle à l’œuvre dans le Orphée de Cocteau (1950), les lieux délabrés où elle entraîne les
hommes comme la surface liquide sont ces ruines de l’autre monde où l’on arrive
en passant à travers les miroirs. Les motards, agents de la Mort chez Cocteau,
sont d’ailleurs, dans Under the skin,
là pour surveiller la créature qui se révèle alors exécutante plus que dirigeante.
Une rencontre va cependant
provoquer une rupture inattendue, elle qui était hermétique à tout ressenti,
focalisée uniquement sur sa mission (la séquence de la plage montre moins un
détachement à la tragédie en cours qu’une non compréhension), va-elle-pouvoir
éprouver quelque chose ? Si elle ressent bien le froid du corps humain
(les mains de l’homme), la chaleur des sentiments lui est inconnue. Elle
prendra une décision muette qui relancera le film dans une nouvelle direction,
littéralement. La belle séquence brumeuse est un passage symbolique vers un
ailleurs, géographique et psychologique,
vers une inédite prise de conscience, qui passe par la découverte d’un
corps qui n’est qu’une enveloppe, qu’une peau d’apparat pour être un appât. Ce
franchissement éperdu est synonyme d’inconnu, hagarde la prédatrice au statut
changeant en devient mutique puisqu’elle sort du texte prédéfini qu’elle
rabâchait. Cette expérience de l’humanité par un être différent est dans la
droite lignée d’un visiteur extra-terrestre précédant qui avait l’aspect de
David Bowie dans L’homme qui venait
d’ailleurs (Nicolas Roeg, 1976) et qui posait déjà les enjeux du corps,
entre attraction, pulsion et répulsion face à la question fondamentale de
l’identité. Il y disait cette phrase qui sied tout aussi bien à Under the skin : « Tout commence et finit dans l’éternité ».
Publié sur Le Plus du NouvelObs.com
29/06/14
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