samedi 16 août 2014

► LE DOUBLE (2014)

Réalisé par Richard Ayoade ; écrit par Avi Korine et Richard Ayoade, d'après l’œuvre de Dostoïevski.


... L'unicité ou la phagocyté

S’aventurer dans l’adaptation d’une œuvre de Dostoïevski est toujours un risque tant la figure tutélaire de l’auteur veille. Pour son deuxième long métrage, le britannique Richard Ayoade, acteur passé derrière la caméra et découvert en 2010 avec Submarine, s’en empare pourtant pleinement avec une aisance certaine et un plaisir tant esthétique que psychologique. Loin d’être réfréné par la tâche de mettre en image Le Double (1846, deuxième roman de l’auteur russe et seconde version après celle de Bernardo Bertolucci en 1968), il fait preuve d’une jubilation évidente dans une adaptation inspirée et décalée du classique littéraire, il en fait quelque chose d’éminemment cinématographique. Retrouvant le goût de l’absurde de son précédent film, Ayoade se régale d’une histoire pourtant inquiétante : dans une entreprise lugubre et sans âge à l’atmosphère steampunk, Simon James, un employé timide et renfermé mène une existence morne et grise. Il est secrètement amoureux de Hannah, la fille de la photocopieuse. L’éventuel mélodrame bascule subitement dans un atypique thriller infernal le jour où Simon, ignoré de tous, voit arriver un nouveau collègue qui n’est autre que son sosie parfait. Si ce dernier est son exact miroir plastique, il est en revanche son opposé en ce qui concerne le caractère : ouvert et sociable, il se fait aimer de tous. Une entraide inéquitable va alors se mettre en place car voilà peut-être le moyen de séduire la belle Hannah par personne interposée…Fidèle aux thèmes de Dostoïevski, le réalisateur tisse un captivant cauchemar mental où l’aliénation guette le genre humain et où la quête de sa propre existence devient une lutte vertigineuse.

« Tu n’es pas remarquable, tu es une non-personne » : voilà ce que peut entendre à son propos Simon du seul collègue qui lui parle. Et tout est de cet ordre pour le pauvre et malchanceux employé chargé, ironie du sort, de précisément collecter une multitude d’informations sur les gens afin que l’entreprise qui l’emploie puisse dresser des bilans individuels pour ses clients. Il est un pion dont personne ne se soucie, encore pire que la solitude, il est jusque nié dans son existence même : son chef de secteur ignore qu’il travaille ici depuis sept ans, son badge ne fonctionne plus, le voilà obligé de demander un passe visiteur à un gardien qu’il voit quotidiennement mais qui ne sait pas qu’il est, le système informatique enfin affirme qu’il n’a jamais existé. Kafka n’est évidemment pas loin, les très réussis décors anxiogènes faits de rangées sombres de bureaux rectilignes, remplis d’employés vieux et amorphes, évoquent ceux du Procès (1962) adapté par Orson Welles. Confronté à une administration aveugle et à un chef qui parle beaucoup pour ne rien faire, le jeune Simon commencerait à douter de sa propre existence s’il n’y avait pas la présence, bien réelle, de l’envoutante Hannah (Mia Wasikowska est délicieuse en voisine espionnée consentante). L’allégorie de la photocopieuse est bienvenue : voilà un homme obligé de venir quémander une copie d’un document dans le seul but d’entrer en contact avec la femme désirée. La duplication matérielle de la machine annonce celle, humaine, de Simon dont le double s’insinue dans son travail comme dans sa vie.

Jesse Eisenberg (le Mark Zuckerberg du Social Network de David Finsher) compose un personnage dostoïevskien remarquable, il endosse littéralement le rôle en se glissant avec minutie dans un costume trop grand, épaules rentrées et gestuelle adéquate au personnage, tout « en dedans ». Car si son sosie (James Simon, soit son propre nom inversé…) est dans l’extériorité (mouvements, regards, attitudes), lui est engoncé dans une intériorité paralysante qui fait de lui un sujet passif (il se compare d’ailleurs au pantin en bois Pinocchio). La première scène dans le wagon est saisissante de sens : « Tu es à ma place » lui lance un inconnu alors qu’ils sont seuls. Simon s’exécute et laisse sa place. Le jeu des lumières et des cadrages charge ce moment d’un malaise palpable où on assiste à la déshumanisation (l’entreprise en est l’épicentre) d’un individu. Le moment burlesque qui suit (Simon bloqué par les paquets d’un passager qui monte) est néanmoins pathétique car Simon attire une sympathie certaine, seul qu’il est contre un monde ahuri dont on ne verra jamais la lumière du jour. Cette concomitance de ton est celle du film comme de son rythme. En effet, conscient du matériel littéraire d’origine, Ayoade dynamise son récit qu’il mène sans temps mort, osant des coupures brutales, sonores et visuelles, au sein d’une même scène, exploitant à bon escient la grammaire cinématographique comme la musique pour faire corps avec Simon dans son basculement. Car dans cette confrontation avec son miroir, le risque est prégnant, quant au lieu de l’aider à se libérer, son double le conduit au contraire vers une néantisation crescendo. Le réalisateur manie avec dextérité la mise en scène de l’accablement et de la folie qui guette dans un monde totalitaire, le salut ne pouvant surgir que du tréfonds de sa propre conscience.

13/08/14        


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