mercredi 13 août 2014

► WINTER SLEEP (Palme d'Or Cannes 2014)

Réalisé par Nuri Bilge Ceylan ; écrit par Ebru Ceylan et Nuri Bilge Ceylan


... Le lent réveil

La consécration de la Palme d’Or semblait comme en gestation depuis les débuts du réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan tant son cinéma n’a eu de cesse d’attirer les éloges. Déjà nommé à la Palme d’Or du court métrage en 1995 puis obtenant le Grand Prix en 2003 pour Uzak, en sélection officielle mais reparti bredouille avec ses deux films suivants, il renoue avec le Grand Prix en 2011 pour Il était une fois en Anatolie, voyage diurne et nocturne sur le plateau de cette péninsule occidentale de l’Asie. Le jury présidé par Jane Campion salue donc avec force son dernier film, Winter Sleep, qui reste sur les terres anatoliennes et plus particulièrement dans la région de la Cappadoce. Mais là où sa précédente réalisation menait des hommes à la découverte d’eux-mêmes au fil de la route, nous sommes ici dans un décor central, celui d’un hôtel troglodytique (typique de la région), tenu par Aydin, homme d’un certain âge, ancien acteur de théâtre devenu riche propriétaire par héritage. Il règne sereinement sur ses pierres, à l’écart du monde, perché sur les hauteurs de la roche. Deux femmes habitent avec lui, sa sœur Necla, réfugiée là après son divorce et sa jeune femme, Nihal. Aspect fondamental du cinéma de Ceylan, la psychologie des personnages trouve un déploiement particulièrement profond dans ce qui s’apparente à une fresque humaine intérieure agencée autour de conversations-pivots. Film littéraire aux accents philosophiques et mélancoliques (adapté de nouvelles de Tchekhov) où la parole construit un cheminement, Winter Sleep est une confrontation avec les autres qui mène au face à face avec soi-même.


Si l’aspect chaleureux et accueillant de l’hôtel minéral est ce qui frappe d’emblée, avec sa superbe vue sur la région et sa décoration soignée, on se rend rapidement compte de l’aspect compartimenté des lieux, dû à la géologie de l’endroit, que la mise en scène va exploiter. Ainsi la topographie précède-t-elle les pensées de personnages dont on va découvrir les cloisons mentales au fur et à mesure. Enserrée dans la roche, l’habitation plait autant aux touristes (le couple de japonais) qu’elle est un carcan, conscient ou inconscient, pour le trio qui y vit à l’année (d’autant plus en hiver et son hibernation forcée). Aydin (Haluk Bilginer, qui livre une prestation marquante) passe beaucoup de temps dans son bureau, creusé à part, et véritable mausolée du passé : les murs sont tapissés d’affiches de ses anciennes pièces de théâtre qui côtoient les reliques masquées d’un temps révolu (mises en valeurs par l’utilisation du Scope). Sa sœur se languit (position horizontale récurrente) et étouffe dans ce qu’elle considère comme un trou perdu. Quant à Nihal, on apprend qu’elle possède son propre côté de la demeure, cette séparation géographique avec son mari fait écho à celle, intime, d’une relation particulière où chacun doit rester à sa place. Ce qui sera explicité lors de la scène de la réunion des donateurs où elle lui demande de quitter la pièce. De la même façon, lors de la visite de l’imam et de l’enfant vengeur, les femmes demeurent à table dans l’espace cuisine tandis qu’Aydin prend les choses en main, tel un seigneur prêt au baisemain, dans le salon.


C’est précisément une de ses sorties hors de l’hôtel, dans la vallée, qui va être le premier déclencheur d’un bouleversement en profondeur. Il quitte sa tour d’ivoire pour se retrouver malgré lui confronté à une réalité qui ne l’intéresse pas. C’est d’une façon forte et symbolique que son univers se fissure littéralement : une pierre jetée sur la vitre de sa voiture. L’impact est celui d’une vie sur une autre. En effet, c’est l’enfant d’une famille locataire d’une de ses propriétés, récemment saisie pour loyers impayés, qui vient d’exprimer sa rage. Ce qui marquera Aydin ? La saleté du jardin, il en écrira même un article (il est également éditorialiste dans un petit journal local). Il y a là pour lui décadence des valeurs. Car c’est bien de ces grandes notions dont il va être question à travers la pratique du quotidien. Le film rejoint en cela la pensée du philosophe américain Stanley Cavell (qui a souvent pris les films comme objets de pensée) et de son approche basée sur le principe de la conversation sur l’ordinaire.  


On retrouve en effet, entre autres, cinq longues et denses conversations dans Winter Sleep qui articulent véritablement la marche des esprits vers un nouvel état. Tout d’abord celle que lance Necla sur la possibilité de renoncer à contrecarrer le Mal dans le but de provoquer une prise de conscience chez l’auteur du méfait ; ce qu’avec ironie Aydin veut appliquer au conflit qui l’occupe. Puis entre ces deux derniers, où d’un propos anodin se développe, au rythme des reproches acerbes qu’elle lui fait, une vision de sa propre existence. Il ne serait pas ce qu’il aurait dû devenir. La troisième est un tête à tête tendu et pathétique avec sa femme où les mots secs et durs sont jetés au visage, le couple se dit les choses, enfin et pour la première fois. Viendra ensuite celle qui mettra aux prises Nihal et le père de l’enfant, ce qui fera voler en éclat ses notions morales. Enfin, une discussion avinée entre Aydin et deux compères où l’on citera Shakespeare lors d’une escapade qui n’aura pas lieu. Bien que filmé en écran large, Ceylan choisit le plan rapproché pour nous immerger dans ces échanges, souvent nocturnes, où quelque chose de l’ordre du changement est à l’œuvre. Tels les personnages romanesques de Proust (La Recherche) ou de Butor (La modification), Aydin choisira cette voie en sommeil poussée à l’éveil par l’expérience du vécu. « C’est à chacun qu’il revient de trouver la fin du voyage en chaque pas du chemin, en son allure propre » (Stanley Cavell, Qu’est-ce que la philosophie américaine ?).

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com

06/08/14

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