samedi 6 septembre 2014

► ENEMY (2014)

 Réalisé par Denis Villeneuve, écrit par Javier Gullón d'après le roman de José Saramago 


 ... L'Autre est soi

Après avoir posé la question du Mal et les limites de la vengeance dans le captivant et éprouvant Prisoners, le réalisateur canadien Denis Villeneuve poursuit sa mise en scène du bouleversement en confrontant son personnage non plus à une menace venant de l’extérieur mais à un traumatisme interne : comment réagir à la découverte d’un autre soi ? Adapté du roman de  José Saramago, le réalisateur choisit un sujet dense qui se prête au cinéma, il a d’ailleurs souvent été travaillé sous différentes formes et avec des angles d’attaques variés. C’est que le double fascine, il traverse une grande partie de l’œuvre de De Palma et permet à Hitchcock de réaliser un de ses chef d’œuvre, Vertigo (1958),  car il met en question l’unicité de l’être et ouvre des perspectives aussi fascinantes qu’angoissantes. Et c’est bien là ce qui intéresse le réalisateur d’Enemy, empruntant la voie du suspense psychologique, il va mener Adam à la rencontre de son propre visage, de sa propre voix chez un autre. Découvert fortuitement, ce reflet physique pousse Adam à modifier sa vie qui va désormais se trouver un nouveau centre de gravité. Mais au-delà des apparences, Adam et Anthony, son sosie parfait, ont-ils vraiment le même caractère ? Et comment gérer cette nouvelle équation sans déclencher un désordre échappant à tout contrôle ? 


Situant son intrigue dans Toronto, Denis Villeneuve choisit d’en faire une ville oppressante et les nombreux immeubles qui la constituent vont se dresser de façon récurrente autour des personnages. Les prises de vues aériennes les replacent sans cesse dans le verre et le béton, la multitude des fenêtres cache l’horizon et provoque l’étouffement, l’urbanité est comme écrasante. L’ostensible brume de pollution, volontairement mise en avant, fait baigner l’ensemble dans une atmosphère inquiétante, fantastique. Il tire aussi profit de l’architecture nouvelle de la ville en situant l’appartement d’Anthony à proximité des deux fameux gratte-ciels Absolute World (aussi surnommées Marylin Monroe Towers pour leur spectaculaire forme vrillée). Ces deux géantes se ressemblent mais sont pourtant différentes, à l’instar des deux hommes au style de vie divergeant. En effet, Adam (Jake Gyllenhaal, qui jouait déjà dans Prisoners) mène une vie terne et répétitive tels les cours d’histoire qu’il dispense et qui, ironie, traitent de la répétition de l’Histoire. Il est ce personnage fatigué et effacé qui dans Le Double (Richard Ayoade, sorti il y a deux semaines) rencontrait son miroir au caractère opposé. Anthony, un acteur jouant des petits rôles dans des films, se révèle ainsi sûr de lui, dominant et calculateur (il cache à sa femme la prise de contact avec Adam).  


Dans le sillon de La double vie de Véronique (Kieślowski, 1991, deux femmes identiques ignorant l’existence l’une de l’autre vivent deux vies distinctes jusqu’à ce que l’une découvre l’autre), Enemy s’oriente néanmoins vers le thriller et le cauchemar (une araignée dangereusement fascinante hante les images). Voulant en savoir plus sur Anthony, Adam usurpe son identité (tel David Locke dans Profession : reporter, Antonioni, 1975) et se glisse dans la peau de celui qu’il n’est pas (scène à l’agence puis trompe le gardien d’immeuble), jouant ainsi un rôle alors même que celui qu’il imite est précisément acteur. Vertigineux tour de passe-passe. La découverte du double, à travers le visionnage d’un film, se déroule d’ailleurs en deux temps. C’est parce qu’Adam choisit de bousculer ses habitudes (location d’un film) qu’il va apercevoir cet acteur ou plutôt se souvenir de l’avoir vu. Fondamentale séquence où il se réveille en sursaut car il vient de rêver du film et s’être vu dedans. Pourtant il n’avait rien remarqué à la première vision, c’est le travail de l’inconscient qui le révèle à son double. « Le chaos est un ordre qui n’aurait pas encore été déchiffré », cette phrase mise en exergue au début du film contient cette latence en question et le trouble qui en résulte. Cet autre soi n'est-il pas le moyen d’orienter sa vie vers ce qu’elle devrait réellement être ? Qui est à la place de qui ?


Si Adam est perturbé et glisse du côté métaphysique « J’ai senti que vous alliez m’appeler », Anthony est plus pragmatique et une fois la surprise passée va voir dans ce dédoublement le moyen de satisfaire ses pulsions physiques. Car c’est là le biais particulier qu’emprunte le film : aux deux hommes correspondent deux femmes, l’une est enceinte, l’autre pas, l’une sait pour le sosie, l’autre non. En initiant la rencontre avec son double, Adam n’a-t-il pas ouvert une boîte de Pandore qui lui échappe ? Lui qui répète dans ses cours que le contrôle permet le pouvoir n’est-il pas en train de subir la substitution ? L’irruption d’une inquiétante étrangeté envers soi et les autres ramène le film du côté du Locataire (Polanski, 1976) qui voyait le personnage en perdition se poser la question que distille Enemy : « A partir de quel moment précis n’importe quel individu s’arrête d’être celui qu’il croît être ? ».

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com 

30/08/14

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