samedi 18 octobre 2014

► GONE GIRL (2014)

Réalisé par David Fincher ; écrit par Gillian Flynn d'après son roman.


... Et ils vécurent heureux

Affirmons-le d’emblée : David Fincher est, et reste avec ce film, un maître incontesté du thriller. Il trouve dans l’adaptation du roman Les Apparences de Gillian Flynn, qui signe également le scénario, toute la matière nécessaire à un formidable jeu de piste psychologique qui fait hésiter le spectateur avant que ce dernier ne réalise que ce qui est en train de se jouer dépasse le simple : « Que s’est-il passé ? ». Car c’est là toute la maestria du film : nous emmener au-delà de l’intrigue policière, nous mettre face à des cartes redistribuées qui posent la question des relations entre les forces en présence et du comment gérer une situation démentielle. Et il y a de quoi être perplexe : un  beau matin, Amy disparaît sans explications. Son mari, Nick, découvre en rentrant chez lui les traces d’une lutte. Commence alors la traditionnelle enquête menée par la perspicace Rhonda Boney. Tout va  être scruté dans les moindres détails et c’est l’histoire d’un mariage qui se désagrège qui va se raconter sous nos yeux. Pourtant, il y a bien plus et le fait de partager les points de vue du mari et de la femme nous immisce dans des conclusions sans cesse en suspension. David Fincher s’amuse du classicisme de l’autoroute narrative pour y greffer des voies détournées à plusieurs niveaux. Ce qui lui permet non seulement d’accrocher le spectateur par le suspense induit par le contexte d’enquête mais également de sculpter en creux une réflexion sur la vérité de l’être, tout en scandant, par le fait même qu’il s’agisse d’un film, le pouvoir occultant des images et de leur mise en scène.


Si Nick (Ben Affleck) revient chez lui au début du film alors qu’il est au bar qu’il tient avec Margo (Carrie Coon), sa sœur jumelle, c’est parce qu’un de ses voisins, surnommé « œil de lynx », l’a prévenu que son chat errait sur la pelouse. Situation anodine qui enclenche en réalité le piège des regards, ceux qui n’ont rien vu, qui croient savoir et qui colportent une parole qui va dans leur sens. Mais derrière la porte du domicile conjugal de cette proprette banlieue américaine se cache ce qui de l’extérieur ne peut que s’imaginer à défaut de le voir. Toute l’enquête, et donc la vie des personnages, va exister devant les caméras et les photographes dans un dispositif typiquement américain avec conférence de presse de la famille, appel aux bénévoles et distribution de beignets. La sphère du privé est réduite à l’intérieur de la maison, ce que montre très bien David Fincher en faisant des médias une meute omniprésente (les journalistes, les  camions satellites…) même quand elle est hors champ (flashs des appareils photos venant de l’extérieur, brouhaha). Coupable ou innocent, Nick est une proie dont se délecte celle qui symbolise une certaine télévision à scandale : la présentatrice Ellen Abbott (Missi Pyle) qui profère à longueur d’émissions les suspicions qu’elle a sur le mari. Elle est un relai qu’on regarde partout : de nombreux plans la monteront sur les écrans de télévision, aussi bien dans un casino que dans un aéroport. Son émission est elle-même alimentée par ceux qui la regardent, ainsi une des bénévoles envoie-t-elle son selfie avec un Nick qui sourit. Image forcément à charge. 


Cette image, voulue ou subie, échappe à Nick, il devient le spectateur d’un homme qui serait lui. C’est une des mises en abîme du film qui en recèle de nombreuses, comme la chasse au trésor qui devient course aux indices, et qui participent activement à sa construction comme à son avancement. Ainsi, Amy (Rosamund Pike), qui bien que disparue nous fait revivre son mariage en voix off, est elle-même celle qui a inspiré à ses parents une série de livres où L’Épatante Amy vit une vie qui n’est pas la sienne. Orientation vers une des problématiques : qui vit quoi ? Car l’évènement dramatique fait surgir les failles d’un couple qui semblait n’avoir plus en commun que leur toit. C’est d’une façon fort habile, via un montage alterné, que David Fincher confronte les époux dans deux temporalités différentes. Lui vit les jours présents tandis qu’elle, à travers l’écriture de son journal intime, nous narre leur vie de couple avant la disparition. Et ce qu’affirme l’un « Je n’ai pas tué ma femme » semble être en contradiction avec ce l’autre a vécu. Boney (Kim Dickens) s’étonne également que Nick ne connaisse pas mieux sa femme  mais est-ce sa faute à lui ou à elle ? « A quoi penses-tu ? », telle est la question que se pose Nick envers sa femme et c’est précisément dans ce puzzle mental, celui des désirs et des aspirations, que nous enferme le film avec la précision et la minutie d’un mécanisme d’horlogerie.


Des indications temporelles rythment en effet les séquences et indiquent un compte à rebours inversé qui est le signe d’un nouvel ordre des choses qui a pour point de départ cette disparition. Le film suggère qu’il ne s’agit donc pas d’un aboutissement mais d’un commencement. Quelque chose est à l’œuvre dont on ne soupçonne pas  l’ampleur. Il y a là du Hitchcock bien sûr (Le crime était presque parfait, 1954) tout comme une atmosphère de manipulation, où gravitent seulement quelques personnages, que David Fincher avait déjà pu exploiter dans The Game (1997). La toile d’araignée, étonnante, captivante et d’une perversité inouïe, qu’il met en scène atteint un paroxysme dont personne ne s’extraira indemne, si tant est qu’on y parvienne. Reste la sidération devant la révélation, non pas de l’avant mais du maintenant.

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com


12/10/14

lundi 13 octobre 2014

► MOMMY (Prix du jury Cannes 2014)

Écrit et réalisé par Xavier Dolan





... L'espoir maternel


Son premier film l’avait amené à Cannes il y a cinq ans à peine avec, déjà, une histoire centrée sur les relations tumultueuses entre une mère et son fils (J’ai tué ma mère, 2009). Une nouvelle confrontation familiale l’y ramène, saluée par le Prix du jury (ex-aequo avec Adieu au langage de Godard). Xavier Dolan continue sur sa lancée, celle, impressionnante, d’un jeune réalisateur qui maîtrise également le scénario et le montage de ses œuvres. S’il choisit un terme unique et enfantin pour intituler son film, c’est pour que s’y superpose le désigné et le désignant : la mère et le fils, dans une même focalisation qui annonce  une relation fusionnelle. Cette appellation est en partie ironique puisqu’elle suggère une tendresse qui va au contraire n’avoir de cesse de rimer avec détresse. Car c’est là toute l’histoire ambivalente de Diane et Steve, celle d’une mère haute en couleur qui récupère son fils adolescent dont même le centre correctionnel ne veut plus, en particulier après qu’il a mis le feu au réfectoire, brûlant grièvement un autre pensionnaire. C’est que Steve a de sérieux troubles du comportement, hyperactif, il est incapable d’exprimer son amour pour sa mère d’une façon adéquate, il est toujours dans l’excès. Diane va tenter, en le reprenant à la maison, de le gérer au mieux avec son énergie et son franc-parler mais quand Steve entre en crise, elle se retrouve démunie face à sa rage dévastatrice. L’amour maternel et filial est pourtant aussi fort que le sont leur disputes épiques, mais une relation peut-elle perdurer quand chaque moment de bonheur est annihilé avec fracas ? Xavier Dolan a réalisé un film funambule, d’une intensité constante, à l’humeur contrastée et à la passion exacerbée.


Un film de Xavier Dolan est toujours singulier, ce qui frappe de prime abord ici, c’est le choix d’un format cinématographique inusité : le 1 : 1, soit un carré parfait (proche du format du cinéma muet, le 1.33, ce qui donna le 4/3 sur les écrans de télévision). Ce format est un choix formel audacieux tant il propose une rupture dans notre habitude visuelle des films contemporains, même si ces dernières années ce format (sous sa forme du 1.33) a fait son retour avec un parti pris esthétique marqué chez Andrea Arnold (Fish Tank, 2009), plus récemment chez Mathieu Amalric (La chambre bleue) et, déjà, dans Laurence Anyways (2012) du même Xavier Dolan. Les personnages vont ainsi envahir pleinement l’écran, emplir de leur présence l’amplitude réduite du cadre, les paysages, ce sont eux : l’humain est au centre de tout. Cet espace confiné est aussi celui de l’intime : la relation, belle et chaotique, de Diane et Steve s’épanouit et se détruit avec d’autant plus de force qu’elle évolue dans la tension de ce cocon familial scandée par les limites de l’image. Quand les protagonistes hurlent et étouffent, le spectateur est dans une empathie décuplée par le dispositif formel. L’initiative ne s’arrête pas là, comme il avait pu le faire dans Tom à la ferme (2013), Xavier Dolan va moduler le format en fonction du contenu narratif et émotionnel des scènes. Ainsi, à plusieurs reprises, comme lors de la ballade à vélo et en longboard, instant de liberté et de bonheur, l’écran, sous l’impulsion d’un geste de Steve, va s’élargir pour retrouver le format conventionnel du 1.85. La respiration interne devient celle de l’image, cette largeur nouvelle et ponctuelle va de pair avec les personnages qui déploient, momentanément, leur apaisement.


Car la relation entre la mère et le fils est comme une sinusoïde : l’horizon n’est jamais plat, mais toujours dans un mouvement dont on sait qu’à une montée succèdera une descente. « On ne s’ennuie jamais avec  Steve » déclare Diane (spectaculaire Anne Dorval, lumineuse et charismatique). Et elle sait de quoi elle parle : son entretien avec la responsable du centre correctionnel oscille entre comédie et mise en garde : « Vous aurez au moins enrichi son vocabulaire ! » s’exclame Diane en entendant les jurons que profère son fils. Le retour à la maison la remettra d’emblée face au comportement surexcité de Steve : provocation envers le voisin, musique à tue-tête. Il ne faut pas se fier à son visage angélique de blond aux yeux bleus, choix voulu qui ajoute au contraste (survolté Antoine-Olivier Pilon, qui jouait la victime dans le clip réalisé pour Indochine College Boy en 2013). S’il partage l’énergie et le débit de parole de sa mère, il a en revanche l’exclusivité de la violence. Une scène paroxystique y révèle toute la réalité d’un mal qui le ronge et qu’il ne contrôle pas. Alors qu’il vient d’offrir à Diane un pendentif, cette dernière le braque en suspectant un vol. Le déchainement qui s’en suit glace le sang : on est passé d’un instant convivial, d’un sourire, d’une joie d’offrir à une situation inverse brutale où fusent les insultes terribles et les coups. 


Cette relation cédera une partie de son exclusivité à Kyla (Suzanne Clément, d’une grande justesse), la voisine qui va se lier d’une amitié forte et émouvante avec Diane et Steve, non sans avoir dû d’abord affronter le tyran dans une scène surprenante où elle ira au bout d’elle-même. Car telle est la spécialité de Steve : pousser à leurs extrémités les rapports avec l’autre. Et c’est sa mère bien sûr qui est la première à se heurter à ce trop plein d’émotions dans une relation à la tension incestueuse (la scène de la danse sensuelle entre autre). La caractéristique de Diane est sa force : sa légèreté apparente (tenues voyantes, langage fleuri…) cache le drame de sa vie : aimer son fils malgré tout. La scène où elle retient ses larmes avec vigueur est poignante tant elle est à l’image d’une mère qui refuse de céder à l’abattement. « Les sceptiques seront confondus » assure-t-elle, clamant ainsi sa foi en un avenir meilleur. Xavier Dolan, dans un ultime ralenti, laisse au spectateur tuméfié le soin d’épouser l’espérance d’une mère ou de céder à l’amère.  

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com


11/10/14                   

vendredi 10 octobre 2014

► THE TRIBE (2014)

Écrit et réalisé par Myroslav Slaboshpytskiy 


... La force du geste

Sélectionné par la Semaine de la Critique au dernier Festival de Cannes, le film du réalisateur ukrainien Myroslav Slaboshpytskiy y a obtenu le Grand Prix, lui permettant ainsi une exposition particulière. C'est que The Tribe (le réalisateur reprend et développe le sujet d’un de ses courts-métrages) propose au grand public une expérience cinématographique peu commune : une fiction entièrement tournée en langue des signes. « Il n’y a ni sous-titres ni explications » souligne d’emblée un carton. Voilà le spectateur prévenu. C’est donc ce dernier qui se retrouve dans la position du sourd: il voit mais doit essayer de saisir autrement ce qui se joue devant lui. L’ambiance sonore, sans musique, perdure néanmoins. Le réalisateur ne pousse pas l’immersion et l’inversion jusqu’à nous faire éprouver l’absence de son. Car les sonorités sont précisément un élément important (plusieurs situations d’ironie dramatique seront liées à cet aspect), tout comme l’histoire qui s’émancipe de sa forme langagière pour nous empoigner sans ménagement dans l’hostile et le bestial. Soit un internat décrépi d’un autre temps où des adolescents sourds-muets livrés à eux-mêmes ont leurs propres règles de vie. Sergei vient d’arriver et son intégration progressive va le mener à faire partie d’un groupe qui s’organise autour de la prostitution de deux jeunes filles. Son attirance pour l’une d’elle va enrayer le système. Y-a-t-il de la place pour les sentiments dans ce huis clos décadent ?


Sergei (Grigoriy Fesenko) cherchant son chemin. Telle est la première séquence - trompeuse - du film. En effet, c’est le seul moment où le sourd-muet est en position de désavantage puisque face à une entendante, il est obligé de se faire comprendre pour précisément arriver à l’internat où il sera dans son élément. La bascule a lieu immédiatement après, lors de l’arrivée à l’école où a commencé une cérémonie. La caméra reste devant la porte vitrée et la scène se déroule dans la profondeur de champ : mise à distance qui est également celle du spectateur face à une langue des signes qu’il ne comprend pas, tout autant que promesse d’accessibilité. La transparence est là pour annoncer que cet univers, duquel nous sommes a priori exclus, va être rendu perméable. Car il n’y aura pas une parole échangée entre les  protagonistes et pourtant de nombreuses choses que nous comprendrons seront exprimées. A l’instar du personnage de Sergei, il va s’agir de découvrir et de s’inclure. Ce qui est aussi instauré formellement par le choix de plans-séquences systématiques qui prennent dans leur continuité les échanges gestuels et rend cinématographique ce besoin d’être dans la frontalité avec l’autre pour être compris, sans coupure, sans échappée. 


Cette façon de filmer permet également d’acculer le spectateur, de provoquer la tension en jouant sur le rythme interne au plan : ce n’est pas le montage qui fait surgir la sensation mais l’intensité en continue de ce qui s’y déroule. Jusqu’à la nausée. The Tribe fait en effet acte d’une violence psychologique et physique marquée dont l’aspect sonore est un des rouages. Les hurlements et la colère font place au déchainement des gestes : claques, coups de poings, de pieds. Le bruit des mains qui se heurtent pour s’exprimer dans le langage des signes devient ces mots qu’on devine. Ces plans qui durent nous amènent à regarder avec encore plus d’acuité les visages et les corps, qui souffrent et se heurtent, car ce sont leurs moyens d’expressions. La fluidité du jeu est accrue sachant que tous les acteurs, non-professionnels, sont réellement sourds. L’absence des mots prononcés ne rend que plus forte l’adhésion aux scènes et se confond parfois avec l’indicible (scène très éprouvante de l’avortement clandestin). 


L’internat est un environnement inhospitalier dont les murs partent en lambeaux et dont les adultes sont absents. Les seuls qui apparaissent sont complices du proxénétisme, comme le professeur de menuiserie, chauffeur de la camionnette qui transporte les filles. Comme des bêtes qui vont à l’abattoir et dont on tire un prix. La répétition des scènes où les filles arpentent le dédale du parking à camions pour trouver un client provoquent l’écœurement. L’animalité domine, comme cette scène où surgissent de la nuit des pensionnaires qui se jettent sur des sacs de nourriture tels des animaux sortant de leur terrier. Sergei devra faire faire face aux mâles dominants. Mais le territoire conquis peut vite être remis en cause (comme lorsqu’on le chasse de sa chambre). Sa tentative de rapprochement avec  Anna (Yana Novikova), l’une des filles prostituées, est une lueur de sentiment dans un endroit où tout semble rude et  brutal. Symptomatique séquence du rapprochement physique dans la chaufferie, alors que tout s’oppose à un acte romantique (lieu, situation, transaction financière), Sergei tente de normaliser la chose mais le refus du baiser par Anna renvoie l’acte à un simple coït. L’absence de paroles devient l’évidence d’une absence de compréhension entre ces deux protagonistes jusqu’au point de non-retour où la satisfaction individuel (qui s’achète) prendra le pas sur le désir mutuel. Sergei ouvre et clôt le film, s’il a bien intégré une tribu, il l’a quittera avec des gestes radicaux qui cette-fois-là ne seront pas l’équivalent de mots. Le spectateur en restera sonné, interdit, sans voix.

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com

04/10/2014

mercredi 1 octobre 2014

► SAINT LAURENT (Cannes 2014)

Réalisé par Bertrand Bonello ; écrit par Bertrand Bonello et Thomas Bidegain


L'excessif sensitif

On se souvient des polémiques autour de la mise en chantier simultanées de deux adaptations de la vie du couturier Yves Saint-Laurent, du soutien de Pierre Berger au film de Jalil Lespert (sorti en Janvier) et de la distance prise avec le projet de Bertrand Bonello. Qui se fera, néanmoins. On ne peut aujourd’hui que s’en réjouir, d’une part car cette épopée créatrice aux multiples facettes se prête à plusieurs visions et que le fait de n’être précisément pas adoubé par le compagnon de toujours et le gardien mémoriel permet certainement à Bonello d’être plus corrosif, conférant entre autres au personnage de Pierre Berger un rôle bien différent de celui du film de Lespert. Les opposer n’aurait cependant pas de sens car ils ont chacun leurs spécificités et leurs convergences. Le sujet peut-être le même, c’est le regard du cinéaste qui en fera un objet unique, comme le couturier qui s’empare des tissus existants pour mieux les magnifier. Bonello trouve en Saint-Laurent  un homme qui défaille, un homme qui cherche à créer comme à vivre, fougueusement, dangereusement, excessivement. Marqué à jamais par son internement, il restera hanté par une certaine folie qui quand elle est créatrice donne le merveilleux et le révolutionnaire, qui quand elle est personnelle, mène aux abysses. Couvrant une période plus resserrée que le film précédant (une décennie 60-70), le Saint Laurent de Bonello avec Gaspard Ulliel (qui réussit avec panache cette immersion charnelle et langagière), qui représentera la France aux Oscars, est un film pop et baroque qui met l’accent sur les contrastes d’une vie aussi remplie que meurtrie.


« Vous êtes à Paris pour le travail ? - Non, pour dormir ». Cet échange inaugural dans le hall d’un hôtel entre le réceptionniste et Yves Saint-Laurent révèle l’usure extrême qui était celle du créateur admiré. Le repos ne peut exister pour celui dont on attend toujours la nouvelle collection, la nouvelle inspiration, le nouveau trait de génie. « Le défilé approche et tu n’as encore rien dessiné » s’inquiète Pierre Berger, tout comme résonne la longue liste des rendez-vous impératifs qu’égrène son assistante alors que lui ne demande qu’à écouter sa musique. C’est que tout l’atelier vit au rythme des humeurs du maître, les couturières, ces fameuses petites mains, ne sont d’ailleurs pas oubliées pas Bonello qui cadre leurs gestes, souligne leur dextérité, montre leur exigence. 

C’est une ruche où Saint-Laurent est concentré, d’une fulgurance née une création (scène où les manches d’une robe sont arrachées), d’un face à face émerge une femme en sommeil (l’instant avec  Valeria Bruni Tedeschi qui entre les mains du créateur se transforme sous nos yeux). Rapidité également des coups de crayons qui en quelques lignes épurées façonnent une silhouette habillée. L’homme horizontal en blouse blanche de travail et aux lunettes si caractéristiques, penché sur son bureau, contraste avec celui, vertical, qui expérimente une autre vie. Il est souvent fait référence à Proust et la scène où Yves pénètre le tableau de la chambre de l’écrivain pour se fondre dans ses draps scelle le parallèle. On sait que l’écrivain a mis sa vie au service de son œuvre jusqu’à l’épuisement absolu, quittant son lit à la faveur de la nuit pour aller s’encanailler dans les lieux à la mode. Saint-Laurent ne fera pas différemment.


« J’aime les corps sans âme car l’âme est ailleurs » déclare-t-il, et Bertrand Bonello place précisément ce corps dans toute son ambivalence, comme il avait pu déjà le faire dans L’Apollonide, également présenté en compétition à Cannes en 2011. Libéré du carcan de la blouse de l’atelier, l’autre Yves soumet sa chair à tous les plaisirs, guidé par son amant (Louis Garrel) qui de lieux de drague en soirées orgiaques semble lui offrir ce paradis artificiel qui manque à son existence. Cette relation sulfureuse, entre amour et décadence (scène du corps ensanglanté, hallucination des serpents), éclipse celle avec Pierre Berger, là où le film de Lespert la mettait en avant. Le choix de Bonello est sans ambiguïté : ce dernier est un homme d’affaires, c’est lui qui est sans cesse à la manœuvre pour imposer, valoriser et perpétuer les fameuses trois initiales devenues une marque mondiale : YSL. Comme cette longue scène de négociations avec les investisseurs américains où Yves est un produit comme un autre qui doit rapporter de l’argent : « C’est lui qu’on vend » assène-t-il. La prestation de Jérémie Renier est volontairement froide et dépourvue de la sensibilité qui pouvait être celle d’un Guillaume Gallienne. Il gère sa vie plus qu’il ne la partage. Yves est d’ailleurs montré seul au crépuscule de sa vie, la peau est ridée et l’âme morcelée dans son mausolée-musée. Bonello va et vient dans les époques, tisse des liens, met en perspective, stimule le regard en divisant l’écran telle une toile de Mondrian. Son Yves Saint-Laurent est fait de ces assemblages, entre splendeur et douleur, instinct et pulsion, obligé d’être vivant aux yeux des autres, qu’était-il au fond de lui ? « J’ai créé un monstre et je dois vivre avec ». 

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com


27/09/14