samedi 26 avril 2014

► TOM À LA FERME (2014)

Écrit et réalisé par Xavier Dolan, d'après la pièce de Michel Marc Bouchard



... Souffrir la douleur

Le jeune et talentueux québécois Xavier Dolan (25 ans et déjà de nombreuses récompenses, une nomination à Cannes en 2010 dans la section Un certain regard pour Les Amours imaginaires, et cette année en compétition officielle pour Mommy) nous ramène à l’oppression d’une cellule familiale qui avait inauguré son parcours avec J’ai tué ma mère (2009). Son dernier film nous immisce en effet, via le personnage de Tom, dans une famille meurtrie aussi isolée que l’est leur ferme. Les ambiguïtés chères au cinéma de Dolan s’incarnent ici dans un décor inattendu, celui de la campagne, qui n’a rien d’apaisée. Un fils est mort, un ami, Tom, débarque chez la mère du défunt qui vit avec son aîné, Francis, homme taciturne qui a une obsession : que Tom ne révèle pas à sa mère la nature de la relation, amoureuse, qui l’unissait au disparu. Ce huis clos au grand air fait d’un drame scénaristique un thriller chargé d’émotions contradictoires et malsaines où les non-dits et les faux semblants distillent une inquiétante étrangeté dans un quotidien sous la menace constante de la bascule.


Collègue, camarade, comparse. Autant de synonymes employés par Tom face à la mère (Lise Roy)  attristée pour lui désigner la place qu’il occupait dans  la vie de son fils. Autant de termes qui sont comme des litotes et qui ménagent celle qu’il ne connaissait pas du tout. Les mots et les paroles, comme ceux griffonnés sur une serviette en papier au début du film, vont avoir une importance particulière tant ils vont nourrir la manipulation, exercer les menaces, être aussi bien un obstacle relationnel qu’une passerelle fusionnelle. La main de Francis (Pierre-Yves Cardinal) obstruant la bouche de Tom la nuit de son arrivée pour l’enjoindre à taire son histoire avec son frère est un marqueur de l’exigence et de la domination dont Francis va faire preuve. C’est également la suprématie d’un corps sur l’autre, le caractère brut et animal de celui qui incarne le mâle dominant se fait sentir dans un simple positionnement, à la table du petit déjeuner. Debout derrière Tom, Francis, les bras sur la chaise, la tête hors cadre, impose sa stature et son statut, l’emprise psychologique passe aussi par la domination physique. Tom, ses cheveux décolorés en blonds et son allure frêle contraste avec un Francis toujours prêt à cogner.


Mais ils sont pourtant tous les deux contraints de collaborer dans la mise en scène que Francis a décidée pour épargner sa mère, une relation inégalitaire et paradoxale se met ainsi en place. Tom agit sous la contrainte perverse de celui qui dirige ses actes et ses paroles, le summum étant la scène où Tom se retrouve obligé d’inventer un coup de fil reçu de Sarah, l’alibi hétérosexuel du défunt. Cédant à la pression, il satisfait tout le monde en détournant le discours qu’il avait prévu de dire aux funérailles, faisant dire à l’absente, ce que lui avait prévu d’exprimer. Au-delà de la naissance du sentiment de défi dans la relation tendue avec Francis, cette prise de parole détournée montre que Tom commence à se prendre au jeu. La mère l’apprécie et retrouve le sourire, ce qui pousse Francis à le retenir (soit par des coups, soit en immobilisant sa voiture), lui qui voulait pourtant s’en débarrasser. Mais dans cette nouvelle donne familiale, Tom, à la fois acteur et spectateur de ses mensonges, est troublé par son bourreau dont l’ascendant se fissure parfois. L’improbable scène du tango dans le hangar à foin provoque une danse libératrice de paroles (là encore) où Francis explicite son rapport à sa mère, où l’union chorégraphique, forcément ambivalente, transpose sur un nouveau rythme,  la relation dominant / dominé désormais bien installée.


Xavier Dolan explore de nouvelles frontières sentimentales, dans la lignée de ses précédentes réalisations, rien n’est fixe chez ces personnages, tout est toujours dans ce mouvement indécis des humeurs humaines. Tom tente bien de fuir plusieurs fois pour mieux revenir, de gré ou de force, comme aimanté par ce qu’il trouve alors qu’il a tant perdu. Le jeu des substitutions (filiale, amoureuse, langagière) confère à l’ensemble cet aspect anxiogène que des violons volontairement marqués entretiennent musicalement. Le réalisateur qui campe le rôle de Tom (il a joué dans tous ses films à une exception près) a su faire évoluer son jeu vers l’équivoque en adéquation avec  les variations psychologiques de son personnage. Quand ce dernier en vient à menacer Sarah en reprenant à son compte les paroles de Francis (« Le champ de maïs est comme un champ de couteaux »), le malaise est prégnant, le visage angoissant. Ces visages, précisément, comme des masques, se heurteront les uns aux autres lors d’une succession de gros plans paroxysmiques qui confrontera chacun aux limites de la parole. Ainsi, Tom à la ferme n’a rien d’un voyage bucolique, c’est le trajet d’un adieu (le film s’ouvre et se clos sur la route, la fin du générique a d’ailleurs son importance) électrique où devra se faire le choix de la perdition pour soi ou pour les autres.

Sélectionné et publié par Le Plus du NouvelObs.com 

20/04/2014      
   

mercredi 16 avril 2014

► NOÉ (2014)

Réalisé par Darren Aronofsky ; écrit par Darren Aronofsky et Ari Handel


... Le désir de descendance

Après nous avoir immiscé avec virtuosité dans la psychose grandissante de la danseuse étoile de Black Swan (2010), Darren Aronofsky poursuit son exploration de la décadence en abordant le récit biblique et l’un de ses épisodes les plus fondateurs, celui du Déluge duquel renait une humanité absoute de ses péchés. Chacun a en mémoire des images de l’Arche de Noé et ses files d’animaux prenant place dans le dernier espoir de l’humanité. Si le film s’en inspire et en fait sa trame de fond, l’essentiel s’avère bien au-delà comme le nom d’Aronofsky le laisser subodorer. On retrouve ainsi cette habituelle figure centrale de sa filmographie, ici Noé, a un tournant de sa vie, fixé sur un objectif (construire un vaisseau salvateur) qui va peu à peu mettre en péril ses relations avec les siens. Mis face aux sacrifices qu’exigent selon lui sa mission divine, il va connaître les doutes et la désapprobation. Et c’est là toute la force de cette fresque qui mène au frisson, faire d’une épopée biblique un drame shakespearien aux accents d’une tragédie grecque.


La menace vient de ce que nous sommes humains. « Des hommes » s’exclament à des décennies d’intervalle le père de Noé puis ce dernier lui-même quand surgissent ceux qui sont les descendants de Caïn, premier meurtrier, fratricide qui plus est, de l’histoire biblique. Le Mal a contaminé l’œuvre du Créateur, comme il sera sans cesse appelé, la Terre n’est plus que paysages arides, désolés et stériles. L’Homme a épuisé les ressources du sous-sol (les mines) et ne pense qu’à sa seule survie. Noé (Russell Crowe) a ainsi volontairement isolé sa famille à l’écart de ses hordes sauvages et tient au contraire un discours en adéquation avec la nature : « Nous ne prenons que le strict minimum ». L’éducation de ses fils, Sem (Douglas Booth), Cham (Logan Lerman) et Japhet est conforme à celle qu’il a lui-même reçue de son père qui l’avait reçue de son père, Mathusalem (Antony Hopkins). La filiation et les origines (Noé revendique comme on affirme sa foi être de la descendance de Seth, le troisième fils d’Adam et Ève) sont les nœuds dramatiques que va nouer Aronofsky pour les délier ensuite jusqu’au paroxysme, le déluge n’étant qu’un événement dans ces tourments familiaux marqués du sceau divin.


Là où il aurait été tentant de céder au gigantisme et au spectaculaire outrancier (millier d’animaux, déluge, tempête), le film, visuellement très maîtrisé, ménage ses effets spéciaux qui jamais ne prédominent sur les conflits internes et externes de Noé et sa famille. Mieux, ils sont des touches poétiques et lyriques (l’Univers, l’éclosion de la forêt) qui confèrent à l’ensemble un mysticisme envoutant. Ainsi, c’est toute une série de signes avant-coureurs qui préparent Noé à sa destinée (les rêves, la goutte d’eau devenant fleur), cette démarche progressive fait écho à la filiation par son principe de transmission, chaque élément en engendrant un autre, comme l’ultime graine du jardin d’Éden que confie Mathusalem à Noé et qui sera, littéralement, la source permettant la mise en œuvre de l’échappatoire (irrigation fulgurante des sols). Les géants de pierre prennent également valeur de métaphore, anges déchus prisonniers du minéral, ils sont cette humanité en perdition embourbée dans son échec. La punition divine originelle continue d’avoir des répercussions et cette promesse d’un commencement renouvelé va confronter Noé à bien plus dur que la construction de l’Arche, aux fissures intimes de son propre sang.


Aronofsky a choisi de complexifié la cellule familiale, si les animaux vont bien chacun par paire, que Noé a sa femme,  Naameh (Jennifer Connelly), ce n’est pas le cas de tous ses fils. En effet, si l’aîné a bien une femme, survivante recueillie enfant, Cham et Japhet sont donc condamnés à ne pouvoir avoir de descendance. C’est Cham qui va ouvertement confronter son père à sa demande légitime et ouvrir la brèche d’un conflit profond et irréversible. « Le Créateur pourvoira à tout » se borne-t-il à répondre à un fils meurtri par ce qu’il considère comme une injustice. De même, faut-il laisser toute l’humanité emporter par les flots ? « Il y aussi des innocents ! » lui reprochent Sem. Le huis clos oppressant dans l’Arche permet de porter à leur climax des sentiments exacerbés par le mutisme d’un Noé aveuglé par sa mission : « Notre tâche est plus importante que nos désirs ». Témoin de la sauvagerie extrême du genre humain, il est convaincu qu’il faut que seule la faune qu’ils auront sauvée puisse vivre et se reproduire. Cette volonté radicale de laisser s’éteindre sa descendance marque le revers psychologique d’un homme profondément bouleversé par ce qu’il est lui-même, un humain. Hymne au souffle entrainant, le film fait tanguer les remous et les dilemmes en donnant de l’ampleur et de la profondeur troublante à la figure d’un des patriarches biblique réputé pour être « juste et intègre » (Genèse, VI, 9). Et si le film consacre un nouveau jour, il est loin de s’être fait sans détours.


Sélectionné et publié par le Plus du NouvelObs.com


12/04/2014