samedi 18 avril 2015

► JOURNAL D'UNE FEMME DE CHAMBRE (2015)

Réalisé par Benoît Jacquot ; écrit par Benoît Jacquot et Hélène Zimmer, d'après Octave Mirbeau


... Servir et désir


Ce n’est pas la première fois que Benoît Jacquot puise dans le grand répertoire littéraire : Henry James, Marivaux ou encore Benjamin Constant lui ont fourni matière à plusieurs adaptations. Octave Mirbeau est celui qui lui inspire son dernier film. Son Journal d’une femme de chambre s’inscrit à la suite de deux réalisateurs de renom ayant déjà porté à l’écran les aventures de la soubrette Célestine : Jean Renoir pendant sa période américaine en 1946 et bien sûr Luis Buñuel en 1964. Le réalisateur français est bien conscient de cette ascendance et parvient, comme ses prédécesseurs, à inscrire sa vision et sa sensibilité à une histoire à plusieurs facettes. Renoir avait respecté l’œuvre tout en en faisant quelque chose de très théâtral, Buñuel avait pris des libertés pour y tenir un discours politique et y mettre en scène ses fantasmes fétichistes. Benoît Jacquot y trouve un cadre à une nouvelle approche de la relation entre les êtres, lui le cinéaste des atermoiements du cœur, en particulier dans cette veine du rapport de classe qui irriguait le roman de Mirbeau. Mais le film va surtout creuser la psychologie de Célestine et la placer au cœur du système qu’est celui des maîtres et des serviteurs en l’élargissant vers les notions de soumission et domination. Car c’est bien là ce qui se noue dans Journal d’une femme de chambre : chaque personnage s’essaye, à son niveau, à exercer une pression et une tension sur l’autre. Mais dans ce jeu des apparences et des attitudes, qui agit vraiment sur qui ? Célestine est fière et commente avec ironie les faits et gestes de ceux qui l’emploient en ce début de XXème siècle. Acceptant à contrecœur une place en province, la voilà femme de chambre chez un couple avec une cuisinière et un homme à tout faire, Joseph. Cette place, d’abord détestée, va provoquer chez elle des remous et un choix de vie dicté par un désir ambigu.


« Je me demande ce qui va encore m’arriver ici… » faisait dire Mirbeau à Célestine dans son roman. Cette dernière a en effet de l’expérience et sait bien comment fonctionne ce genre de maison : une maîtresse autoritaire et un mari aux mains baladeuses. Benoît Jacquot installe avec vivacité ses personnages et leurs caractères : il fait apparaître Célestine, apprêtée comme une dame du monde, gravissant les escaliers chez celle qui se charge de lui trouver des places. La volonté d’ascension sociale est déjà un marqueur fort dans l’action (gravir les marches) et la représentation (sa tenue). C’est Léa Seydoux qui succède à Paulette Godard et l’inoubliable Jeanne Moreau dans le rôle de la bonne. Le costume lui va à merveille et sa moue boudeuse apporte au personnage son côté désabusé et cynique. Elle incarne, comme dans le roman, une Célestine qui observe et se moque de ses employeurs mais qui fait preuve également de contradiction puisqu’elle semble trouver là une certaine satisfaction. A savoir côtoyer un monde dans lequel elle n’est pas née. Elle se heurte très vite à Madame (Clotilde Mollet) qui se montre pointilleuse, cette dernière va jusqu’à compter les pruneaux pour reprocher à sa bonne d’en avoir dégusté quelques-uns. Monsieur (Hervé Pierre) fait tout de suite part à Célestine de son intérêt (scène suggestive des bottes). Tandis que le cocher Joseph (parfait Vincent Lindon en homme taciturne) semble n’accorder aucun intérêt à la nouvelle venue. Telle est la galerie de personnages que le film met efficacement en place pour mieux en brouiller les rapports.


La première exigence de Madame : que Célestine change de tenue, par ce premier ordre, elle remet ainsi la bonne à la place qu’elle exige d’elle, à savoir une servante pour qui les grands airs n’ont pas lieu d’être. L’énumération des objets dont il faut prendre soin marque le rapport qui les unit : Madame possède, Célestine entretient. Très sèche, elle va asseoir son autorité par une scène que réussit très bien Benoît Jacquot : elle oblige sa bonne à faire des allers et retours dans l’escalier pour chercher son nécessaire à couture. A l’épuisement de Célestine répond la perversité de Madame qui s’amuse à un jeu cruel. Mais la femme de chambre peut vite passer de soumise à dominatrice et se servir de « ce charme, si particulier, que nous exerçons sur les hommes » tel qu’elle le vantait dans le roman et que le film instaure avec parcimonie. L’inoffensif Monsieur, qui est également aux ordres de sa femme, tente d’obtenir des grâces auprès de celle qui se fait un malin plaisir à l’éconduire. La scène du linge explicite ce pouvoir : Célestine menace le mari de révéler ses agissements à sa femme. Son large sourire pointe la satisfaction de celle qui sait se faire respecter quand elle le veut. Et en profiter pour rendre jaloux Joseph. Car il est le seul qui manifeste, en apparence, de l’indifférence, même le voisin, le capitaine, tombe sous le charme. Rustre et bourru, le cocher est à l’opposé de la classe que tente d’avoir Célestine. Pourtant, il provoque chez elle une attraction. Les frontières bougent ainsi entre des personnages tantôt maîtres, tantôt serviteurs, à l’instar d’une réalisation qui oscille entre classicisme et modernité (on retrouve l’utilisation brusque du zoom comme dans Les adieux à la reine). 


Benoît Jacquot n’aura de cesse de mettre en exergue avec sobriété la féminité de son personnage : la nuque délicate de Léa Seydoux, filmée de façon récurrente, devient ainsi beaucoup plus érotique que le costume de femme de chambre, souvent associé à un certain imaginaire. La coquetterie de Célestine et sa silhouette gracieuse tranche donc avec le désordre et l’apparence brouillonne de Joseph. Ses chiens sont associés à son côté brusque et bestial : ils aboient sur Célestine avant que, sur ses conseils, elle apprenne à les dominer. En revanche, Joseph et Célestine ne se sont pas encore apprivoiser: lui la scrute (église, jardin) sans rien tenter, elle attend son heure, ce qui attise son désir. Une très belle scène la montre enlacer les draps du lit de Joseph : la sensualité qui s’en dégage tranchera avec la réalité de leur rapprochement, beaucoup plus brutal. Abandonnant le contexte politique, Benoit Jacquot, qui signe un film élégant et pertinent, se concentre sur les rapports hommes / femmes et tisse avec subtilité un drame souterrain qui exhale une amertume, celle d’une femme de chambre qui tend vers ce qu’elle croit être une émancipation mais qui a des allures de liberté clandestine. 

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com


04/04/15     

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