mardi 8 septembre 2015

► DHEEPAN (Palme d'or, Cannes 2015)

Réalisé par Jacques Audiard ; écrit par Jacques Audiard, Noé Debré et Thomas Bidegain





... La tragédie de la rémanence


Si le cinéma doit dire quelque chose du monde, alors celui de Jacques Audiard en est un des poumons dont chaque respiration fait battre le pouls vivace de citoyens en transhumance d’eux-mêmes. Habitué des Césars où il a été récompensé dès ses débuts, Jacques Audiard n’avait pas encore été palmé (Un prophète avait néanmoins obtenu le Grand Prix du jury). C’est désormais chose faite avec Dheepan au dernier festival de Cannes. Et on comprend aisément ce que le jury des frères Cohen a apprécié dans ce qui est bien plus qu’un drame social et qui a toute la force cinématographique dont sait faire preuve le réalisateur. De rouille et d’os nous avait déjà assené un coup à travers la reconstruction morale et physique de Stéphanie, contrainte à apprivoiser un corps amputé. Dheepan s’inscrit dans une certaine continuité à travers des personnages déracinés qui vont devoir, malgré un environnent hostile, bâtir une vie nouvelle sur des bases chancelantes. Alors que l’actualité se fait l’écho impuissant des catastrophes migratoires, le film d’Audiard s’intéresse à trois personnages qui ont réussi leur traversée. Fuyant la guerre au Sri Lanka, Dheepan s’invente une famille pour passer les contrôles. Une inconnue, Yallini sera donc sa femme aux yeux des autorités et une enfant, trouvée dans un centre de réfugiée, fera office de fille. Cette étrange famille composée par intérêt (Audiard aime provoquer des rencontres surprenantes dans ses films) trouve un point de chute dans une banlieue française dégradée tenue par des trafiquants. Le choc est rude. Jacques Audiard se sert du pendant négatif d’une certaine réalité pour le confronter à l’expérience et au regard de gens venus d’ailleurs ou comment le lointain est juste au coin. C’est au travers de relations familiales à faire naître et à leur mise en danger que Dheepan bouscule les émotions et fait d’un exil un acte créateur.


Quand deux plans habiles suffisent à installer une idée et son contraire, on sait d’emblée que la suite sera certainement à la hauteur. Soit la vue d’une paisible palmeraie, des hommes coupent les feuilles des arbres. Pour mieux recouvrir un charnier. En un instant, un paysage attractif est devenu corrosif. C’est la guerre et ces hommes, dont Dheepan, sont des soldats. Par cette ouverture, Audiard instaure déjà l’horreur derrière les apparences, la fracture entre un lieu et ce qu’il recèle. C’est en toute ironie que Dheepan et sa famille composée sont envoyés vivre dans une cité nommée « Le Pré ». « Ça veut dire praire, pâturage » traduit Dheepan à l’aide d’un dictionnaire. S’il y a bien des arbres à l’arrivée, ils dissimulent à peine les barres d’immeubles qui ont souffert. L’herbe n’est en effet pas toujours plus verte ailleurs. Employé comme gardien, le nouvel arrivant est face à une double problématique d’intégration : cohabiter avec une femme et une enfant dont il ne sait rien et faire son travail sans déranger les dealers qui ont la main mise sur tout le quartier. Quand le choix se résume au néant, il faut avancer malgré tout. Le réalisateur installe dès lors une vie entre intérieur et extérieur. Les fenêtres du logement donnant sur le spectacle navrant des bandes : « On se croirait au cinéma » constate Yallini devant cette activité nocturne peu rassurante. Chez eux, un semblant d’existence familial semble éclore, comme lors du repas pris en commun. A l’hostilité et à la dégradation du monde du dehors répond par contraste le rapprochement d’êtres réunis par les circonstances. La discussion entre Dheepan et sa femme sur l’humour confère par exemple une chaleur à un environnent froid. 


Les deux acteurs sont d’ailleurs à saluer pour leur performance troublante de sincérité. Antonythasan Jesuthasan propose un Dheepan ambivalent hanté par ses actions passées dont la trajectoire est proche de celle l’acteur lui-même, qui a participé au conflit sri-lankais avant de rejoindre la France au début des années 90. Kalieaswari Srinivasan est une épouse fictive au fort caractère qui, entrainée par Dheepan dans un endroit qu’elle n’a pas choisi, ne sera pas avare de reproches tout en se réjouissant d’une complicité naissante. La séquence du déjeuner sur l’herbe est une bouffée d’oxygène qui rompt avec l’atmosphère anxiogène de la cité où sans cesse les hommes parcourent les toits comme des corbeaux malveillants. Mais la façon dont s’interrompt cette parenthèse révèle la part sombre de Dheepan et son passé de soldat. Si Jacques Audiard fait du quartier un enfer urbain avec ses fouilles, ses halls occupés jonchés de détritus, sa soumission aux caïds et ses tensions ; c’est que ce terrain, isolé de la société tel un îlot à la dérive, a tout de la zone de guerre avec ses rondes et ses clans. L’acte de bravoure de Dheepan quand il trace la « No fire zone » donne le frisson. Lorsque vivre n’est plus possible, alors il s’agit de survivre et la reconquête devient celle d’un territoire comme d’une altérité féminine. Glissant crescendo vert le sombre, l’intense film de Jacques Audiard nous mène avec sensibilité et fracas à une scène mémorable dans des escaliers enfumés où un Dheepan investi affronte la décadence dans un ralenti qui est celui de la tragédie de la rémanence.

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com


29/08/15

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire