Réalisé par László Nemes ; écrit par László Nemes et Clara Royer
... Le mort-vivant
Peu distribué en France, le
cinéma hongrois a vu l’un de ses représentants les plus audacieux mis en avant
grâce à l’attribution cette année du Grand prix du festival de Cannes au Fils de Saul. László Nemes, dont c’est
le premier long métrage, frappe fort avec un sujet historique et
difficile : celui d’un homme juif hongrois prisonnier à Auschwitz et
préposé à l’un des fours crématoires du camp. L’univers concentrationnaire sous
le régime nazi a donné lieu à de multiples représentations cinématographiques,
toutes approchant à leur manière l’horreur de situations tragiques. Certaines
sont devenues des œuvres emblématiques. Claude Lanzmann avait choisi le
documentaire fleuve (Shoah, 1985)
avec plus de 9 heures de témoignages, sans images d’archives. Des choix
radicaux qui donnent à l’ensemble sa force. Spielberg avait abordé la barbarie
sous l’angle de l’hommage (La liste de
Schindler, 1993) et avec un parti pris formel là-aussi spécifique en
préférant le noir et blanc à la couleur. László Nemes s’inscrit dans cette
volonté de raconter autrement ce qu’on ne cessera jamais de rappeler. Avec Le fils de Saul, il interpelle le
spectateur en lui proposant un format d’image inhabituel (celui des débuts
du cinéma parlant, le 1.37 : 1, ce qui donne une image proche du carré) et
une mise en scène singulière qui privilégie le plan rapproché constant sur le
personnage de Saul, laissant dans le flou la majeur partie de ce qui se passe
autour de lui. L’effet est saisissant et captivant. Le réalisateur hongrois
descend ainsi dans les abysses de la machine à exterminer en suggérant
l’insoutenable sans pour autant annihiler l’abomination en cours. Elle a lieu
dans un arrière-plan qui contextualise l’atroce quotidien de Saul. Ce dernier
est un jour marqué par la mort d’un enfant, sorti suffoquant de la chambre
à gaz et achevé par un nazi. Il n’aura alors plus qu’une obsession qu’il doit
gérer dans l’urgence : enterrer le corps de la petite victime. Impensable.
Comment, dans l’enfer de sa tâche, échapper aux gardiens, subtiliser le corps
et trouver un rabbin pour célébrer le rituel funéraire ? Le fils de Saul est un film téméraire
qui fait d’un acte altruiste inouï une retentissante évocation d’un sursaut de
la dignité humaine.
« Tu as abandonné les vivants pour les morts » : les
camarades d’infortune de Saul (interprété par Géza Röhrig, un acteur également
poète ayant écrit sur la Shoah) ne comprennent pas sa détermination. La survie
est une affaire de chaque instant dans l’atmosphère macabre de leur travail
souterrain et l’empathie est un sentiment disparu. Tout évoque l’abattoir. Le
responsable de la morgue est appelé « le
boucher », les corps sont des « pièces » désignés comme des objets « Pose ça là ». Il y a une cadence et un rendement à respecter.
Rares seront les moments où ne verra pas les prisonniers s’activer (nettoyage,
crémation, transports, dispersion des cendres). Le réalisateur fait de la
vision de l’enfant par Saul un choc qui se ressent dans l’image même. En effet,
tout le début du film est constitué de plusieurs plans-séquences qui sont comme
les journées de Saul : la répétition sans interruption des mêmes gestes
horrifiques. L’effroyable fluidité de la barbarie. Jusqu’à ce moment précis où László
Nemes casse son dispositif : la mort du jeune garçon instaure un
bouleversement visuel et sensoriel. D’être passif, Saul se transforme en
personnage actif. Son emploi du temps a désormais un autre but : offrir
une sépulture à l’enfant. Il sera sans cesse au centre de l’écran comme ce
projet insensé est au centre de ses préoccupations, la mise au point de la
caméra est aussi la sienne : il rejette dans le flou ce qu’il ne connait
que trop (de tous ces corps sans vie, un seul compte pour lui) pour se
consacrer à la pensée très nette de sa mission. Quitte à mettre en péril sa vie
comme celle des autres. Car si son geste a tout de la bonté, il se fait au
détriment de ceux qui sont encore vivants. Saul n’hésite pas à menacer et même
à provoquer la mort de certains compatriotes, victimes collatérales, comme lors
de la séquence avec le rabbin près de la rivière. La démarche de Saul, épaulée
par la réalisation, devient celle d’un personnage presque autiste.
« On est déjà morts » rétorque Saul à ses détracteurs. Ceci
expliquant peut-être l’énergie qui le caractérise : n’ayant rien à
espérer, ne faut-il pas se donner complétement à une cause dans
l’instant ? Certes mourir mais en accomplissant un acte profondément
humain, en opposition avec le comportement bestial qu’on l’oblige à avoir. Il
est vrai que la condition des membres de ce Sonderkommando est celle d’une
double peine : contraints d’incinérer leurs congénères et condamner à
court terme à l’être à leur tour. L’impressionnant travail du réalisateur sur
le hors-champ culmine dans un passage bouleversant où, alors que seul le visage
de Saul occupe l’image, se font entendre crescendo les cris et les coups des
déportés dans la funeste chambre à gaz. Le
fils de Saul est ainsi un film du basculement vers l’avant : le
protagoniste en sursis se lance à corps perdu dans sa quête du rabbin. C’est
avec beaucoup d’intensité que László Nemes filme les cohues dans lesquels son
personnage se trouve enchevêtré : la scène des fosses, dans une nuit
apocalyptique, secoue le spectateur sans ménagement. Saul est balloté par le
chaos et retenu aussi par ses camarades : on les voit souvent
l’interpeller, le questionner, le ramener à sa place. Mais il garde le cap dans
le désordre ambiant : la focalisation de la caméra comme le format du film
témoigne d’une pensée qui s’agite et qui s’affranchit des limites. L’image carrée
de Xavier Dolan dans Mommy était
celle d’une restriction, elle est au contraire évasion chez László Nemes : celle d’un homme qui brave
les entraves de l’inhumanité pour redonner au corps et à l’âme son humanité.
Publié sur Le Plus de L'Obs.com
07/11/15