Réalisé par Joachim Trier ; écrit par Joachim Trier et Eskil Vogt
... Aux yeux des autres
Il y a quelques années encore, le
cinéma nordique avait son festival dédié à Rouen, Joachim Trier s’y était fait
remarquer en obtenant en 2007 le Grand Prix du jury pour son premier
long-métrage Nouvelle donne. Son
style minutieux et sa manière de raconter les hauts et les bas de deux amis
écrivains en herbe faisaient déjà émerger les piliers thématiques d’un cinéaste
de la mélancolie. Ce que confirma Oslo,
31 août qui lui valut les honneurs de Cannes en 2011 en étant sélectionné
dans la catégorie Un certain regard. De retour cette année en compétition
officielle, le réalisateur norvégien y a présenté Back home qui s’inscrit naturellement dans le sillage de ses œuvres
précédentes. Il s’intéresse pour la première fois à la sphère familiale, ses
films précédents, portés par le même acteur (Anders Danielsen Lie)
s’articulaient autour des relations amicales et amoureuses. Cette approche lui
permet d’aborder ses préoccupations sous un autre angle, celui de l’intimité
des liens familiaux, entre failles et conflits. Les Reed ne sont en effet plus
aussi unis qu’ils ont pu l’être : Gene, le père, n’arrive pas à
communiquer avec son fils Conrad, en pleine adolescence, tandis que l’aîné,
Jonah, fuit sa récente paternité. Tous sont restés marquer par la mort
d’Isabelle, épouse et mère, qui était une grande photographe de guerre. Une
exposition qui lui est consacrée ravive chez chacun des souvenirs où
s’entremêlent des instants de bonheur, des douleurs enfouies et des non-dits.
Joachim Trier reste fidèle à une orientation : montrer la gestion de l’après.
Nouvelle donne évoquait l’ascension
et la chute parallèle de deux amis dont la publication des romans provoquait
des répercussions inverses. Oslo, 31 août,
suivait la fragile réinsertion d’un toxicomane en proie aux incertitudes. Dans
ces deux films comme dans Back home,
les personnages font face à une crise existentielle qui est aussi une prise de
conscience : la difficulté de celui qui subit devient par ricochet celle
de ceux qui l’entourent. Présente, tel un souvenir fil rouge, dans ce film
sensible sur le ressenti, Isabelle bouleverse un présent qui ne lui appartient
plus : jusqu’à quel point les morceaux du passé sont-ils nécessaires au
puzzle de l’avenir ?
La profession d’Isabelle
(Isabelle Huppert) n’est en rien anecdotique (le titre original, Louder than bombs, y fait d’ailleurs
référence), qu’elle soit une photographe de guerre induit d’emblée la notion de
point de vue, ce que va intelligemment développer le film. En effet, chacun des
personnages se révèle différent selon l’œil qui le regarde : Jonah (Jesse
Eisenberg) apparaît comme un père de famille heureux avec sa femme qui vient d’accoucher
mais saisit le premier prétexte pour s’en éloigner. Conrad (Devin Druid) est vu
(et montré par une réalisation en trompe l’œil) comme un garçon renfermé, isolé
du monde (récurrence de l’emprise du casque audio) alors que la réalité est
plus contrastée. Le père (Gabriel Byrne) est ce mari aimant qui semble pourtant
ne pas avoir toujours compris sa femme et cette dernière n’est jamais la même
pour ces protagonistes. Conrad explique dans une des scènes comment elle lui a
appris la facilité avec laquelle on pouvait manipuler une photo par son cadrage
et c’est précisément ce qui arrive à la vision de chacun. Ils ont tous une part
tronquée d’un ensemble plus complexe. Conrad s’imagine les différents scénarii
ayant pu provoquer l’accident de sa mère (le réalisateur reprend là le principe
des possibles à l’œuvre dans Nouvelle
donne) et la voit donc comme une victime. Son père et son frère connaissent
la nature réelle de l’accident et perçoivent par conséquent Isabelle autrement.
Tout comme Richard, ami proche de la défunte, qui a encore un autre éclairage
sur la femme. Tandis que les organisateurs de l’exposition ne retiennent que
l’artiste dans un reportage condensé. La
caméra filme d’ailleurs en gros plan la pupille du mari lors du visionnage et
met ainsi le regard en ligne de mire avec toute sa subjectivité.
De la même façon, les membres de
la famille s’observent entre eux sans s’avouer les vérités : le père cache
sa liaison amoureuse, Conrad joue la comédie pour mieux agacer son père et
Jonah ment à sa femme. Ils ne se sont pas réadaptés à la vie comme ils le
devraient et pour cause : Isabelle elle-même n’arrivait plus à gérer cet
entre-deux que sa passion lui imposait. L’ailleurs des combats et des risques
contraste avec le quotidien familial lors des retours : les étrangers ne
sont plus ceux qu’elle photographie mais son mari et ses enfants. Joachim Trier,
qui saisit cet équilibre avec la mélancolie qu’on lui connait, inclut le
personnage d’Isabelle comme si elle faisait toujours partie de l’ordinaire de
la famille : son montage fluide ne distingue pas les flashbacks du reste
de la narration. Elle occupe l’image comme les pensées des personnages, le film
secoue les mémoires pour actualiser les souvenirs. Ils prennent même une forme
onirique (mise en valeur par les ralentis) pour Conrad, encore jeune lors de sa
disparition. C’est d’ailleurs lui, en apparence le plus fermé aux autres, qui
s’expriment finalement le plus, à sa manière. La littérature occupe une place
importante dans les films du cinéaste norvégien et c’est donc une nouvelle fois
par l’écrit que les choses se disent, à travers le surprenant journal de bord de
l’adolescent. Le spectateur partage les nombreuses pensées de personnages qui
traduisent leur appréhension d’une vie qu’il faut repenser. Le réalisateur n’a
pas son pareil pour cerner les âmes en peine. Dans Oslo, 31 août, une scène contenait à elle seule toute la violence
de la lutte pour s’accrocher au bonheur : le toxicomane tentait de forcer
son visage à exprimer la joie, seul un rictus tragique se formait. Back home propose, tel un écho, un plan
long du visage d’Isabelle, le regard embué face à nous. Ne faut-il pas
comprendre les morts pour entendre les vivants ?
Publié sur Le Plus de L'Obs.com
12/12/15
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