lundi 21 décembre 2015

► BACK HOME (Cannes 2015)

Réalisé par Joachim Trier ; écrit par Joachim Trier et Eskil Vogt


... Aux yeux des autres


Il y a quelques années encore, le cinéma nordique avait son festival dédié à Rouen, Joachim Trier s’y était fait remarquer en obtenant en 2007 le Grand Prix du jury pour son premier long-métrage Nouvelle donne. Son style minutieux et sa manière de raconter les hauts et les bas de deux amis écrivains en herbe faisaient déjà émerger les piliers thématiques d’un cinéaste de la mélancolie. Ce que confirma Oslo, 31 août qui lui valut les honneurs de Cannes en 2011 en étant sélectionné dans la catégorie Un certain regard. De retour cette année en compétition officielle, le réalisateur norvégien y a présenté Back home qui s’inscrit naturellement dans le sillage de ses œuvres précédentes. Il s’intéresse pour la première fois à la sphère familiale, ses films précédents, portés par le même acteur (Anders Danielsen Lie) s’articulaient autour des relations amicales et amoureuses. Cette approche lui permet d’aborder ses préoccupations sous un autre angle, celui de l’intimité des liens familiaux, entre failles et conflits. Les Reed ne sont en effet plus aussi unis qu’ils ont pu l’être : Gene, le père, n’arrive pas à communiquer avec son fils Conrad, en pleine adolescence, tandis que l’aîné, Jonah, fuit sa récente paternité. Tous sont restés marquer par la mort d’Isabelle, épouse et mère, qui était une grande photographe de guerre. Une exposition qui lui est consacrée ravive chez chacun des souvenirs où s’entremêlent des instants de bonheur, des douleurs enfouies et des non-dits. Joachim Trier reste fidèle à une orientation : montrer la gestion de l’après. Nouvelle donne évoquait l’ascension et la chute parallèle de deux amis dont la publication des romans provoquait des répercussions inverses. Oslo, 31 août, suivait la fragile réinsertion d’un toxicomane en proie aux incertitudes. Dans ces deux films comme dans Back home, les personnages font face à une crise existentielle qui est aussi une prise de conscience : la difficulté de celui qui subit devient par ricochet celle de ceux qui l’entourent. Présente, tel un souvenir fil rouge, dans ce film sensible sur le ressenti, Isabelle bouleverse un présent qui ne lui appartient plus : jusqu’à quel point les morceaux du passé sont-ils nécessaires au puzzle de l’avenir ?

La profession d’Isabelle (Isabelle Huppert) n’est en rien anecdotique (le titre original, Louder than bombs, y fait d’ailleurs référence), qu’elle soit une photographe de guerre induit d’emblée la notion de point de vue, ce que va intelligemment développer le film. En effet, chacun des personnages se révèle différent selon l’œil qui le regarde : Jonah (Jesse Eisenberg) apparaît comme un père de famille heureux avec sa femme qui vient d’accoucher mais saisit le premier prétexte pour s’en éloigner. Conrad (Devin Druid) est vu (et montré par une réalisation en trompe l’œil) comme un garçon renfermé, isolé du monde (récurrence de l’emprise du casque audio) alors que la réalité est plus contrastée. Le père (Gabriel Byrne) est ce mari aimant qui semble pourtant ne pas avoir toujours compris sa femme et cette dernière n’est jamais la même pour ces protagonistes. Conrad explique dans une des scènes comment elle lui a appris la facilité avec laquelle on pouvait manipuler une photo par son cadrage et c’est précisément ce qui arrive à la vision de chacun. Ils ont tous une part tronquée d’un ensemble plus complexe. Conrad s’imagine les différents scénarii ayant pu provoquer l’accident de sa mère (le réalisateur reprend là le principe des possibles à l’œuvre dans Nouvelle donne) et la voit donc comme une victime. Son père et son frère connaissent la nature réelle de l’accident et perçoivent par conséquent Isabelle autrement. Tout comme Richard, ami proche de la défunte, qui a encore un autre éclairage sur la femme. Tandis que les organisateurs de l’exposition ne retiennent que l’artiste dans un  reportage condensé. La caméra filme d’ailleurs en gros plan la pupille du mari lors du visionnage et met ainsi le regard en ligne de mire avec toute sa subjectivité.  

De la même façon, les membres de la famille s’observent entre eux sans s’avouer les vérités : le père cache sa liaison amoureuse, Conrad joue la comédie pour mieux agacer son père et Jonah ment à sa femme. Ils ne se sont pas réadaptés à la vie comme ils le devraient et pour cause : Isabelle elle-même n’arrivait plus à gérer cet entre-deux que sa passion lui imposait. L’ailleurs des combats et des risques contraste avec le quotidien familial lors des retours : les étrangers ne sont plus ceux qu’elle photographie mais son mari et ses enfants. Joachim Trier, qui saisit cet équilibre avec la mélancolie qu’on lui connait, inclut le personnage d’Isabelle comme si elle faisait toujours partie de l’ordinaire de la famille : son montage fluide ne distingue pas les flashbacks du reste de la narration. Elle occupe l’image comme les pensées des personnages, le film secoue les mémoires pour actualiser les souvenirs. Ils prennent même une forme onirique (mise en valeur par les ralentis) pour Conrad, encore jeune lors de sa disparition. C’est d’ailleurs lui, en apparence le plus fermé aux autres, qui s’expriment finalement le plus, à sa manière. La littérature occupe une place importante dans les films du cinéaste norvégien et c’est donc une nouvelle fois par l’écrit que les choses se disent, à travers le surprenant journal de bord de l’adolescent. Le spectateur partage les nombreuses pensées de personnages qui traduisent leur appréhension d’une vie qu’il faut repenser. Le réalisateur n’a pas son pareil pour cerner les âmes en peine. Dans Oslo, 31 août, une scène contenait à elle seule toute la violence de la lutte pour s’accrocher au bonheur : le toxicomane tentait de forcer son visage à exprimer la joie, seul un rictus tragique se formait. Back home propose, tel un écho, un plan long du visage d’Isabelle, le regard embué face à nous. Ne faut-il pas comprendre les morts pour entendre les vivants ?

Publié sur Le Plus de L'Obs.com

12/12/15    

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