samedi 14 novembre 2015

► LE FILS DE SAUL (Grand prix Cannes 2015)

Réalisé par László Nemes ; écrit par László Nemes et Clara Royer


  ... Le mort-vivant


Peu distribué en France, le cinéma hongrois a vu l’un de ses représentants les plus audacieux mis en avant grâce à l’attribution cette année du Grand prix du festival de Cannes au Fils de Saul. László Nemes, dont c’est le premier long métrage, frappe fort avec un sujet historique et difficile : celui d’un homme juif hongrois prisonnier à Auschwitz et préposé à l’un des fours crématoires du camp. L’univers concentrationnaire sous le régime nazi a donné lieu à de multiples représentations cinématographiques, toutes approchant à leur manière l’horreur de situations tragiques. Certaines sont devenues des œuvres emblématiques. Claude Lanzmann avait choisi le documentaire fleuve (Shoah, 1985) avec plus de 9 heures de témoignages, sans images d’archives. Des choix radicaux qui donnent à l’ensemble sa force. Spielberg avait abordé la barbarie sous l’angle de l’hommage (La liste de Schindler, 1993) et avec un parti pris formel là-aussi spécifique en préférant le noir et blanc à la couleur. László Nemes s’inscrit dans cette volonté de raconter autrement ce qu’on ne cessera jamais de rappeler. Avec Le fils de Saul, il interpelle le spectateur en lui proposant un format d’image inhabituel (celui des débuts du cinéma parlant, le 1.37 : 1, ce qui donne une image proche du carré) et une mise en scène singulière qui privilégie le plan rapproché constant sur le personnage de Saul, laissant dans le flou la majeur partie de ce qui se passe autour de lui. L’effet est saisissant et captivant. Le réalisateur hongrois descend ainsi dans les abysses de la machine à exterminer en suggérant l’insoutenable sans pour autant annihiler l’abomination en cours. Elle a lieu dans un arrière-plan qui contextualise l’atroce quotidien de Saul. Ce dernier est un jour marqué par la mort d’un enfant, sorti suffoquant de la chambre à gaz et achevé par un nazi. Il n’aura alors plus qu’une obsession qu’il doit gérer dans l’urgence : enterrer le corps de la petite victime. Impensable. Comment, dans l’enfer de sa tâche, échapper aux gardiens, subtiliser le corps et trouver un rabbin pour célébrer le rituel funéraire ? Le fils de Saul est un film téméraire qui fait d’un acte altruiste inouï une retentissante évocation d’un sursaut de la dignité humaine.


« Tu as abandonné les vivants pour les morts » : les camarades d’infortune de Saul (interprété par Géza Röhrig, un acteur également poète ayant écrit sur la Shoah) ne comprennent pas sa détermination. La survie est une affaire de chaque instant dans l’atmosphère macabre de leur travail souterrain et l’empathie est un sentiment disparu. Tout évoque l’abattoir. Le responsable de la morgue est appelé « le boucher », les corps sont des « pièces » désignés comme des objets « Pose ça là ». Il y a une cadence et un rendement à respecter. Rares seront les moments où ne verra pas les prisonniers s’activer (nettoyage, crémation, transports, dispersion des cendres). Le réalisateur fait de la vision de l’enfant par Saul un choc qui se ressent dans l’image même. En effet, tout le début du film est constitué de plusieurs plans-séquences qui sont comme les journées de Saul : la répétition sans interruption des mêmes gestes horrifiques. L’effroyable fluidité de la barbarie. Jusqu’à ce moment précis où László Nemes casse son dispositif : la mort du jeune garçon instaure un bouleversement visuel et sensoriel. D’être passif, Saul se transforme en personnage actif. Son emploi du temps a désormais un autre but : offrir une sépulture à l’enfant. Il sera sans cesse au centre de l’écran comme ce projet insensé est au centre de ses préoccupations, la mise au point de la caméra est aussi la sienne : il rejette dans le flou ce qu’il ne connait que trop (de tous ces corps sans vie, un seul compte pour lui) pour se consacrer à la pensée très nette de sa mission. Quitte à mettre en péril sa vie comme celle des autres. Car si son geste a tout de la bonté, il se fait au détriment de ceux qui sont encore vivants. Saul n’hésite pas à menacer et même à provoquer la mort de certains compatriotes, victimes collatérales, comme lors de la séquence avec le rabbin près de la rivière. La démarche de Saul, épaulée par la réalisation, devient celle d’un personnage presque autiste.


« On est déjà morts » rétorque Saul à ses détracteurs. Ceci expliquant peut-être l’énergie qui le caractérise : n’ayant rien à espérer, ne faut-il pas se donner complétement à une cause dans l’instant ? Certes mourir mais en accomplissant un acte profondément humain, en opposition avec le comportement bestial qu’on l’oblige à avoir. Il est vrai que la condition des membres de ce Sonderkommando est celle d’une double peine : contraints d’incinérer leurs congénères et condamner à court terme à l’être à leur tour. L’impressionnant travail du réalisateur sur le hors-champ culmine dans un passage bouleversant où, alors que seul le visage de Saul occupe l’image, se font entendre crescendo les cris et les coups des déportés dans la funeste chambre à gaz. Le fils de Saul est ainsi un film du basculement vers l’avant : le protagoniste en sursis se lance à corps perdu dans sa quête du rabbin. C’est avec beaucoup d’intensité que László Nemes filme les cohues dans lesquels son personnage se trouve enchevêtré : la scène des fosses, dans une nuit apocalyptique, secoue le spectateur sans ménagement. Saul est balloté par le chaos et retenu aussi par ses camarades : on les voit souvent l’interpeller, le questionner, le ramener à sa place. Mais il garde le cap dans le désordre ambiant : la focalisation de la caméra comme le format du film témoigne d’une pensée qui s’agite et qui s’affranchit des limites. L’image carrée de Xavier Dolan dans Mommy était celle d’une restriction, elle est au contraire évasion chez  László Nemes : celle d’un homme qui brave les entraves de l’inhumanité pour redonner au corps et à l’âme son humanité.

Publié sur Le Plus de L'Obs.com


07/11/15

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire