samedi 18 avril 2015

► LOST RIVER (2015)

Écrit et réalisé par Ryan Gosling


... L'ensorceleuse berceuse

On n’avait plus revu Ryan Gosling depuis Only God Forgives où il retrouvait, pour la seconde fois, le réalisateur Nicolas Winding Refn qui l’avait hissé au rang d’acteur qui compte. Ce retrait était motivé par une envie : celle de passer derrière la caméra, son projet a abouti et s’appelle Lost River. S’il est loin d’être le premier à avoir franchi le pas, tous ne parviennent pas à transformer l’essai. Talentueux acteur à la présence magnétique, qu’en-est-il du réalisateur ? Son premier film (présenté à Cannes l’année dernière dans la section Un certain regard) se révèle comme un objet esthétique surprenant et envoutant avec de vraies intentions cinématographiques. Assurément une découverte qui mérite de s’y attarder. Lost River se déroule dans les décors réels d’un Détroit où des quartiers entiers ont été laissés à l’abandon après la crise économique et la mise en faillite de la ville. Ces lieux désolés se sont vidés de leurs habitants et seuls subsistent quelques personnages perdus au milieu de ces ruines en déshérence. Il y a Billy, mère de famille prête à tout pour conserver sa maison menacée. Ses deux fils : le plus jeune est encore un enfant, son frère adolescent erre à la recherche de cuivre qu’il revend pour réparer sa voiture. Leur voisine, Rat, vit recluse avec sa grand-mère qui ne s’est jamais remise de la mort de son mari et passe ses journée à regarder sans cesse son vieux film de mariage. Cette léthargie est troublée par Bully, un psychopathe qui n’apprécie pas les agissements de Bones et dont la présence se fait de plus en plus menaçante. Les destins de ces personnages égarés vont trouver dans Lost River leur point de non-retour. Baignée de lumières hypnotiques et surnaturelles, cette histoire à la frontière de différents genres est un conte noir et mélancolique prometteur qui attire le spectateur sur les rives d’un cauchemar étrangement attractif.


« Je ne pars pas, je vais vivre », le dernier voisin en date à quitter les lieux laisse Bones (Iain De Caestecker) sur ces paroles définitives et l’exhorte à faire de même. Car la vie a laissé place à un désert minéral et végétal où seules subsistent les traces de ceux qui sont partis. Le très réussi générique donne le ton d’un film où le choix de l’esthétique sera fort. Faisant alterner les joies du foyer avec  la décrépitude environnante, le réalisateur scande un temps perdu et installe une menace de propagation. La maison en face de celle de la famille de Bones sera d’ailleurs détruite peu après : leur résistance se réduit à un îlot croulant mais c’est là que Billy (Christina Hendricks)  se sent bien. Dans cet endroit comme hors du monde, la nature confère aux restes des constructions humaines un aspect fantastique. Ainsi, l’ancienne route recouverte par les eaux d’un lac artificiel laisse dépasser des lampadaires qui deviennent la partie émergée d’un mystérieux monde englouti. Le temps s’est comme arrêté, à l’instar de la maison de la voisine qui abrite une grand-mère figée dans son deuil. Alors que It follows (David Robert Mitchell, 2014) se servait également des décors de Détroit mais dans une optique anxiogène, Lost River leur confère un aspect mystérieux et non dénué de beauté. Ryan Gosling multiplie les plans de coucher de soleil sur ces piteuses silhouettes. Le film installe une ambiance crépusculaire intrinsèquement liée au choix topographique, d’autant plus que la majorité de l’histoire se déroule à la faveur de la nuit et de ses ennuis.


Ryan Gosling a choisi le chef opérateur de Gaspard Noé, Benoît Debie qui fait ici un travail remarquable sur les lumières qui font partie intégrante de l’esthétique et de la forme baroque du film. La lueur rougeoyante est celle qui domine, elle alterne, entre autres, avec des teintes bleues ou violettes qui plongent l’image dans le surréalisme, entre rêve et cauchemar, fascination et répulsion. L’avantage du réalisateur d’avoir été acteur se fait sentir par l’influence qu’on eut sur ce premier film Derek Cianfrance et Nicolas Winding Refn. La création lumineuse rappelle celle du si particulier Only God Forgives tandis que la cellule familiale de The Place Beyond the Pines se retrouve sous une forme approchante dans Lost River. Le personnage de Bones n’est pas également sans rappeler, ne serait-ce que physiquement, Ryan Gosling lui-même. Le côté fantastique et étrange de l’ensemble évoque également David Lynch et Dario Argento, en particulier les séquences dans le cabaret joyeusement horrifique où on assiste à des numéros macabres et où un couloir violet mène à une expérience sensorielle dangereuse. La musique est d’importance et, comme dans Drive, instaure avec ses accents électro-pop, une mélancolie dans un univers aux contours sombres. Même s’il a parfois tendance a privilégié les effets au détriment de la psychologie des personnages et à faire preuve d’une certaine accumulation, le film possède une cohérence visuelle et parvient à déclencher le charme d’un frisson saupoudré de merveilleux. Et si ces personnages vivaient en apnée de leur propre vie à cause d’une malédiction ? Il leur faudra à tous affronter leurs monstres pour espérer s’extirper d’une nuit fantasmagorique. Lost River est une ensorceleuse berceuse pour adulte qui ne manque pas de séduction. 

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com


11/04/15

► JOURNAL D'UNE FEMME DE CHAMBRE (2015)

Réalisé par Benoît Jacquot ; écrit par Benoît Jacquot et Hélène Zimmer, d'après Octave Mirbeau


... Servir et désir


Ce n’est pas la première fois que Benoît Jacquot puise dans le grand répertoire littéraire : Henry James, Marivaux ou encore Benjamin Constant lui ont fourni matière à plusieurs adaptations. Octave Mirbeau est celui qui lui inspire son dernier film. Son Journal d’une femme de chambre s’inscrit à la suite de deux réalisateurs de renom ayant déjà porté à l’écran les aventures de la soubrette Célestine : Jean Renoir pendant sa période américaine en 1946 et bien sûr Luis Buñuel en 1964. Le réalisateur français est bien conscient de cette ascendance et parvient, comme ses prédécesseurs, à inscrire sa vision et sa sensibilité à une histoire à plusieurs facettes. Renoir avait respecté l’œuvre tout en en faisant quelque chose de très théâtral, Buñuel avait pris des libertés pour y tenir un discours politique et y mettre en scène ses fantasmes fétichistes. Benoît Jacquot y trouve un cadre à une nouvelle approche de la relation entre les êtres, lui le cinéaste des atermoiements du cœur, en particulier dans cette veine du rapport de classe qui irriguait le roman de Mirbeau. Mais le film va surtout creuser la psychologie de Célestine et la placer au cœur du système qu’est celui des maîtres et des serviteurs en l’élargissant vers les notions de soumission et domination. Car c’est bien là ce qui se noue dans Journal d’une femme de chambre : chaque personnage s’essaye, à son niveau, à exercer une pression et une tension sur l’autre. Mais dans ce jeu des apparences et des attitudes, qui agit vraiment sur qui ? Célestine est fière et commente avec ironie les faits et gestes de ceux qui l’emploient en ce début de XXème siècle. Acceptant à contrecœur une place en province, la voilà femme de chambre chez un couple avec une cuisinière et un homme à tout faire, Joseph. Cette place, d’abord détestée, va provoquer chez elle des remous et un choix de vie dicté par un désir ambigu.


« Je me demande ce qui va encore m’arriver ici… » faisait dire Mirbeau à Célestine dans son roman. Cette dernière a en effet de l’expérience et sait bien comment fonctionne ce genre de maison : une maîtresse autoritaire et un mari aux mains baladeuses. Benoît Jacquot installe avec vivacité ses personnages et leurs caractères : il fait apparaître Célestine, apprêtée comme une dame du monde, gravissant les escaliers chez celle qui se charge de lui trouver des places. La volonté d’ascension sociale est déjà un marqueur fort dans l’action (gravir les marches) et la représentation (sa tenue). C’est Léa Seydoux qui succède à Paulette Godard et l’inoubliable Jeanne Moreau dans le rôle de la bonne. Le costume lui va à merveille et sa moue boudeuse apporte au personnage son côté désabusé et cynique. Elle incarne, comme dans le roman, une Célestine qui observe et se moque de ses employeurs mais qui fait preuve également de contradiction puisqu’elle semble trouver là une certaine satisfaction. A savoir côtoyer un monde dans lequel elle n’est pas née. Elle se heurte très vite à Madame (Clotilde Mollet) qui se montre pointilleuse, cette dernière va jusqu’à compter les pruneaux pour reprocher à sa bonne d’en avoir dégusté quelques-uns. Monsieur (Hervé Pierre) fait tout de suite part à Célestine de son intérêt (scène suggestive des bottes). Tandis que le cocher Joseph (parfait Vincent Lindon en homme taciturne) semble n’accorder aucun intérêt à la nouvelle venue. Telle est la galerie de personnages que le film met efficacement en place pour mieux en brouiller les rapports.


La première exigence de Madame : que Célestine change de tenue, par ce premier ordre, elle remet ainsi la bonne à la place qu’elle exige d’elle, à savoir une servante pour qui les grands airs n’ont pas lieu d’être. L’énumération des objets dont il faut prendre soin marque le rapport qui les unit : Madame possède, Célestine entretient. Très sèche, elle va asseoir son autorité par une scène que réussit très bien Benoît Jacquot : elle oblige sa bonne à faire des allers et retours dans l’escalier pour chercher son nécessaire à couture. A l’épuisement de Célestine répond la perversité de Madame qui s’amuse à un jeu cruel. Mais la femme de chambre peut vite passer de soumise à dominatrice et se servir de « ce charme, si particulier, que nous exerçons sur les hommes » tel qu’elle le vantait dans le roman et que le film instaure avec parcimonie. L’inoffensif Monsieur, qui est également aux ordres de sa femme, tente d’obtenir des grâces auprès de celle qui se fait un malin plaisir à l’éconduire. La scène du linge explicite ce pouvoir : Célestine menace le mari de révéler ses agissements à sa femme. Son large sourire pointe la satisfaction de celle qui sait se faire respecter quand elle le veut. Et en profiter pour rendre jaloux Joseph. Car il est le seul qui manifeste, en apparence, de l’indifférence, même le voisin, le capitaine, tombe sous le charme. Rustre et bourru, le cocher est à l’opposé de la classe que tente d’avoir Célestine. Pourtant, il provoque chez elle une attraction. Les frontières bougent ainsi entre des personnages tantôt maîtres, tantôt serviteurs, à l’instar d’une réalisation qui oscille entre classicisme et modernité (on retrouve l’utilisation brusque du zoom comme dans Les adieux à la reine). 


Benoît Jacquot n’aura de cesse de mettre en exergue avec sobriété la féminité de son personnage : la nuque délicate de Léa Seydoux, filmée de façon récurrente, devient ainsi beaucoup plus érotique que le costume de femme de chambre, souvent associé à un certain imaginaire. La coquetterie de Célestine et sa silhouette gracieuse tranche donc avec le désordre et l’apparence brouillonne de Joseph. Ses chiens sont associés à son côté brusque et bestial : ils aboient sur Célestine avant que, sur ses conseils, elle apprenne à les dominer. En revanche, Joseph et Célestine ne se sont pas encore apprivoiser: lui la scrute (église, jardin) sans rien tenter, elle attend son heure, ce qui attise son désir. Une très belle scène la montre enlacer les draps du lit de Joseph : la sensualité qui s’en dégage tranchera avec la réalité de leur rapprochement, beaucoup plus brutal. Abandonnant le contexte politique, Benoit Jacquot, qui signe un film élégant et pertinent, se concentre sur les rapports hommes / femmes et tisse avec subtilité un drame souterrain qui exhale une amertume, celle d’une femme de chambre qui tend vers ce qu’elle croit être une émancipation mais qui a des allures de liberté clandestine. 

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com


04/04/15