Écrit et réalisé par Eva Husson
... Les nerfs de l'énergie
Pour son premier long-métrage, la
réalisatrice française Eva Husson s’intéresse frontalement à un sujet sur la
période souvent la plus instable de l’existence : l’adolescence et son
envers le plus privé, à savoir la sexualité. Mais point ici d’eau de
rose : l’heure est aux rapports décomplexés entre jeunes gens consentants
qui trouvent là un exutoire à l’énergie de leur jeunesse, propice à
l’insouciance et à l’expérience. « Bang
Gang » a été très remarqué lors du dernier Festival de cinéma européen
des Arcs, qui récompense les films indépendants, en raflant pas moins de trois
prix dont celui du Jury (présidé par Sylvie Pialat) et de la jeunesse, à qui le
film tend, précisément, un miroir. Si nombre de films ont été consacrés à
l’adolescence, c’est que le sujet permet des approches multiples et différentes
selon les époques : de Douches
froides (2005) à Jeune et jolie
(2013) en passant par Les quatre cent
coups (1958) ou L’effrontée (1985),
chacune de ces histoires reflète une facette de cet âge singulier. Le point de
vue d’Eva Husson est celui de notre époque : alors que tout se partage sur
les réseaux sociaux, pourquoi n’en serait-il pas de même pour les corps ?
Si l’amour libre fut l’étendard des années 70, qu’a fait notre décennie de cet
héritage ? En s’inspirant d’une histoire vraie, la cinéaste s’immerge dans
ce qui demeure souvent opaque pour des parents qui découvrent après coup des
modes de vies qu’ils n’imaginaient pas. Un groupe d’adolescent va s’adonner à une
série de fêtes baptisées « bang gang », sorte d’orgies baignant dans
l’euphorie collective. On suit en particulier quatre jeunes : Alex, qui
vit seul dans une grande maison de campagne, il sort avec George, une fille
très amie avec Laetitia, la voisine du discret Gabriel. Tous ont des désirs qu’ils
assouvissent, entre chassé-croisé amoureux et sexualité désinhibée, pour mieux
être rattrapés par les conséquences de leurs actes et générer une prise de
conscience. Comment capter cette énergie et lui donner un sens qui fasse
résonnance avec notre époque, voilà la démarche de la réalisatrice qui soigne
son premier film, journal intime d’une génération débridée à la recherche du
choc qui la fera muter.
« Bang gang » sort tout juste un an après le film d’un
« spécialiste du genre », à savoir Larry Clark et son très explicite The smell of us. Ils sont en relation
car ils participent tous les deux d’une même vision d’un corps partagé mis au
service des autres (prostitution chez l’américain, festif chez la française).
Crue et brute d’un côté, la chair est présente de façon plus diffuse ici, la
cinéaste montre ce qui constitue un contexte et une ambiance mais ne scrute
pas, privilégiant une approche esthétique (comme ce corps nu traversant
furtivement l’écran et la verdure qui fera écho aux coureurs du stylistique
générique de fin). Les écrans ont une importance essentielle, ils sont le
prolongement de ces corps adolescents : l’outil technologique leur permet
de se mettre en relation, de se filmer, de se regarder et de devenir leurs
propres personnages virtuels (comme les protagonistes du film x projeté sur le
mur lors d’une des soirées). Le film fait jouer un rôle majeur aux réseaux
sociaux et à leur ambiguïté perméable public / privé. En effet, Alex crée une
page web où les participants publient les photos de ces fameuses soirées qui ne
sont en théorie accessibles que via un code. La question de la trace numérique
(une vidéo va évidemment fuitée) va de pair avec ce qui reste de ces ébats
multiples et dénués de sentiments. A ces corps actifs s’oppose la passivité de
celui du père de Gabriel, handicapé suite à un accident. Une façon d’en
rappeler la fragilité : il offre la jouissance comme la déchéance,
l’indépendance comme la dépendance. La perte d’intimité face à sa propre
enveloppe charnelle est tout autant celle du père que de la jeune fille dont
les « exploits » se retrouvent partagés sur YouTube. La mise en
commun dans l’entre soi était accepté mais le fait que l’évènement sorte du
lieu et du groupe brise l’illusion de cet éden licencieux (la maison de
campagne est isolée et contraste avec la zone pavillonnaire, ce qui renforce
cette idée de monde à part, coupé des adultes et de la société, comme le jeune
trio retranché dans un appartement parisien dans Innocents : The Dreamers (Bertolucci, 2003).
Film sur la libération de
l’énergie adolescente (le titre joue sur l’inversion de sens et évoque aussi
bien le big bang que la pratique sexuelle à plusieurs), « Bang gang »
provoque la fusion de courants parfois contraires. Chaque personnage
(interprétations réussies des acteurs, Finnegan Oldfield en tête, et actrices,
comme Marilyn Lima) se plonge à corps perdu dans ces soirées devenues le
dernier endroit à la mode mais tous n’y puisent pas la même chose. « La clarté ne naît pas de ce qu'on imagine le
clair, mais de ce qu'on prend conscience de l'obscur », la citation de Jung
au début du film annonce le chamboulement qui frappera les adolescents et
mettra fin, en la questionnant, à cette parenthèse à risque. Car si au milieu
des chevauchements éclot « une histoire
d’amour moderne » (sous-titre du film), c’est bien une menace oubliée
du passé qui repositionne le corps explorateur dans une conscience de lui-même.
Malgré quelques maladresses (comme le discours moralisateur du père), ce
premier essai d’Eva Husson, soutenu par Lars Von Trier dont on retrouve là
certaines thématiques, propose avec assurance le portrait d’une jeunesse ardente
qui vit l’excès avant de le mesurer, laisse libre court au désir avant de
l’apprivoiser.
Publié sur Le Plus de L'Obs.com
13/01/16
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