samedi 16 janvier 2016

► LES HUIT SALOPARDS (2016)

Écrit et réalisé par Quentin Tarantino


... Au hasard du blizzard


Tarantino suivrait-il les pas de Spielberg et de son intérêt pour la question raciale dans l’histoire des États-Unis et en particulier de l’esclavage (ce dernier y a consacré ce qu’on peut qualifier de trilogie à travers La couleur pourpre, Amistad et Lincoln) ? Car Les huit salopards s’inscrit dans la droite ligne de son film précédent. Django Unchained était chronologiquement situé avant la guerre de Sécession tandis que le 8ème film du survolté réalisateur américain se déroule plusieurs années après ces événements fondateurs. Alors que Django faisait figure d’exception en tant qu’esclave noir affranchi, c’est à présent au charismatique major Warren, qui a combattu aux côtés des blancs nordistes, de faire face à un monde qui le considère encore comme un « nègre ». Il continue d’ailleurs sa besogne puisqu’il est devenu chasseur de primes. L’histoire douloureuse des États-Unis donc, mais dynamitée par Tarantino à travers un film de bande (comme Inglourious Basterds) au casting prestigieux. Si le titre français fait sciemment référence aux fameux Douze salopards (1967), le titre original (The hatefull eight) est également sans équivoque quant à la qualification des huit personnages principaux. L’intrigue va en effet reposer sur les personnalités de chacun (7 hommes et une femme, et pas des moindres) dans ce qui est le premier huis clos du réalisateur (et second western). La quasi-totalité du film a pour décor unique une mercerie au milieu de nul part faisant office de relais pour les voyageurs. Tous se retrouvent bloqués par le blizzard dans cet espace réduit qui va vite devenir un lieu de haute tension. Il faut dire que cette réunion impromptue a la particularité de concentrer sur un mode binaire traqueur et traqué, abolitionniste et confédéré, shérif et bandits, victime et bourreau, noir et blancs. L’équilibre est donc fragile, surtout lorsqu’un des chasseurs de primes, John Ruth, comprend qu’au moins une des personnes présentes n’est là que pour faire évader sa prisonnière, la redoutable Daisy Domergue…C’est dans un western singulier que nous entraine Tarantino avec la fougue qu’on lui connaît : son film se transforme en une enquête aux rebondissements sanglants où il est question aussi bien de politique et d’histoire que d’un ragout subtilement révélateur !

Le cinéaste fait d’emblée preuve de l’audace qui le caractérise dans la forme même du film : réfractaire au numérique (tous ses films sont en pellicule), il va même à contre-courant de la production actuelle en choisissant un format d’exception (le 70mm) inusité depuis son âge d’or dans les années 60 (et format des…Douze Salopards comme d’un classique du western, Alamo). C’est le format le plus large qui existe, offrant une qualité d’image supérieure d’une grande richesse. Ce choix se révèle a priori contradictoire avec le parti pris du film, à savoir un lieu clos. Le facétieux réalisateur s’en amuse d’ailleurs avec l’ouverture du film puisqu’il fait se succéder des paysages enneigés de plaines, de montagnes et de forêts, utilisant précisément le panorama somptueux que permet le format 70mm pour mieux le confiner dans un intérieur sombre par la suite. Un seul décor mais plusieurs personnages : ce sont eux qui vont emplir toute la largeur de l’écran en se substituant au paysage. La réalisation leur confère ainsi une importance visuelle considérable : les distances et les emplacements de chacun deviennent des enjeux dramatiques forts. Il y a le séparatiste qui ne bouge pas de son fauteuil ou encore John Ruth qui a son destin lié à celui de Daisy (Jennifer Jason Leigh) par des menottes. Le partage de l’espace se meut même en terrain géopolitique avec d’un côté les nordistes et de l’autre les sudistes tandis que la table à manger est…un terrain neutre ! Il faut tout le savoir-faire de Tarantino pour agencer la mise en scène de telle façon que l’espace démesuré permis par le format ne soit pas rempli artificiellement ou laissé à l’abandon. Le réalisateur anime sa profondeur de  champ en jouant entre autres sur les amorces de personnages et les mises au point de telle sorte qu’il donne à cet endroit restreint l’ampleur d’un champ de bataille à ciel ouvert. 

Si Les huit salopards reprend évidemment certains codes, archétypes et références au western, c’est naturellement du côté du western spaghetti (plus que du classicisme d’un John Ford) que se tourne le réalisateur (Ennio Morricone, compositeur mythique du chef d’œuvre Il était une fois dans l’Ouest signe d’ailleurs la musique). L’environnement neigeux et le blizzard rappelle immanquablement Le grand silence (1968), le western atypique de Corbucci. L’humour est partie prenante de l’histoire et s’exprime aussi bien à travers le running gag du cloutage de la porte que du personnage du shérif légèrement benêt. Le style de Tarantino (qui se permet deux caméos vocaux en intervenant en tant que narrateur) n’est pas entravé par la contrainte assumée du lieu, au contraire, il s’en donne encore plus à cœur joie dans ses joutes verbales si caractéristiques, usant même de son fameux travelling circulaire, épousant le tournis de la parole (scène du bar dans Boulevard de la mort). En créant ce microcosme, il offre à ses acteurs (de Tim Roth à Bruce Dern en passant par Walton Goggins) de longs échanges savoureux (comme le dialogue entre Samuel L. Jackson et Kurt Russell dans la diligence) qui sont, comme toujours chez Tarantino, les prémices de joutes physiques. Il sait ménager le spectateur et créer cette attente où le premier coup de feu sera tiré, il n’en sera que mieux récompenser car l’affrontement sera à la hauteur des paroles. Comme dans le thriller Identity (2003), les personnages ne sont pas ce qu’ils prétendent être et il faut bien les 2h47 que dure le film pour que chacun se dévoile et abatte ses cartes dans ce confinement psychologique et sociologique. Tarantino décape le contexte racial de l’époque pour livrer un film qui tient aussi bien des Dix petits nègres d’Agatha Christie que d’un Cluedo corrosif où un espoir mélancolique ose émerger d’un bain de sang.

Publié sur Le Plus de L'Obs.com

09/01/15  

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