Écrit et réalisé par Quentin Tarantino
... Au hasard du blizzard
Tarantino suivrait-il les pas de
Spielberg et de son intérêt pour la question raciale dans l’histoire des
États-Unis et en particulier de l’esclavage (ce dernier y a consacré ce qu’on
peut qualifier de trilogie à travers La
couleur pourpre, Amistad et Lincoln) ? Car Les huit salopards s’inscrit dans la
droite ligne de son film précédent. Django
Unchained était chronologiquement situé avant la guerre de Sécession tandis
que le 8ème film du survolté réalisateur américain se déroule
plusieurs années après ces événements fondateurs. Alors que Django faisait
figure d’exception en tant qu’esclave noir affranchi, c’est à présent au
charismatique major Warren, qui a combattu aux côtés des blancs nordistes, de
faire face à un monde qui le considère encore comme un « nègre ». Il
continue d’ailleurs sa besogne puisqu’il est devenu chasseur de primes.
L’histoire douloureuse des États-Unis donc, mais dynamitée par Tarantino à
travers un film de bande (comme Inglourious
Basterds) au casting prestigieux. Si le titre français fait sciemment
référence aux fameux Douze salopards (1967),
le titre original (The hatefull eight)
est également sans équivoque quant à la qualification des huit personnages
principaux. L’intrigue va en effet reposer sur les personnalités de chacun (7
hommes et une femme, et pas des moindres) dans ce qui est le premier huis clos
du réalisateur (et second western). La quasi-totalité du film a pour décor
unique une mercerie au milieu de nul part faisant office de relais pour les
voyageurs. Tous se retrouvent bloqués par le blizzard dans cet espace réduit
qui va vite devenir un lieu de haute tension. Il faut dire que cette réunion
impromptue a la particularité de concentrer sur un mode binaire traqueur et
traqué, abolitionniste et confédéré, shérif et bandits, victime et bourreau,
noir et blancs. L’équilibre est donc fragile, surtout lorsqu’un des chasseurs
de primes, John Ruth, comprend qu’au moins une des personnes présentes n’est là
que pour faire évader sa prisonnière, la redoutable Daisy Domergue…C’est dans
un western singulier que nous entraine Tarantino avec la fougue qu’on lui
connaît : son film se transforme en une enquête aux rebondissements
sanglants où il est question aussi bien de politique et d’histoire que d’un
ragout subtilement révélateur !
Le cinéaste fait d’emblée preuve
de l’audace qui le caractérise dans la forme même du film : réfractaire au
numérique (tous ses films sont en pellicule), il va même à contre-courant de la
production actuelle en choisissant un format d’exception (le 70mm) inusité
depuis son âge d’or dans les années 60 (et format des…Douze Salopards comme d’un classique du western, Alamo). C’est le format le plus large
qui existe, offrant une qualité d’image supérieure d’une grande richesse. Ce
choix se révèle a priori contradictoire avec le parti pris du film, à savoir un
lieu clos. Le facétieux réalisateur s’en amuse d’ailleurs avec l’ouverture du
film puisqu’il fait se succéder des paysages enneigés de plaines, de montagnes
et de forêts, utilisant précisément le panorama somptueux que permet le format
70mm pour mieux le confiner dans un intérieur sombre par la suite. Un
seul décor mais plusieurs personnages : ce sont eux qui vont emplir toute
la largeur de l’écran en se substituant au paysage. La réalisation leur confère
ainsi une importance visuelle considérable : les distances et les
emplacements de chacun deviennent des enjeux dramatiques forts. Il y a le
séparatiste qui ne bouge pas de son fauteuil ou encore John Ruth qui a son destin
lié à celui de Daisy (Jennifer Jason Leigh) par des menottes. Le partage de
l’espace se meut même en terrain géopolitique avec d’un côté les nordistes et
de l’autre les sudistes tandis que la table à manger est…un terrain
neutre ! Il faut tout le savoir-faire de Tarantino pour agencer la mise en
scène de telle façon que l’espace démesuré permis par le format ne soit pas
rempli artificiellement ou laissé à l’abandon. Le réalisateur anime sa
profondeur de champ en jouant entre
autres sur les amorces de personnages et les mises au point de telle sorte
qu’il donne à cet endroit restreint l’ampleur d’un champ de bataille à ciel
ouvert.
Si Les huit salopards reprend évidemment certains codes, archétypes et
références au western, c’est naturellement du côté du western spaghetti (plus
que du classicisme d’un John Ford) que se tourne le réalisateur (Ennio
Morricone, compositeur mythique du chef d’œuvre Il était une fois dans l’Ouest signe d’ailleurs la musique).
L’environnement neigeux et le blizzard rappelle immanquablement Le grand silence (1968), le western
atypique de Corbucci. L’humour est partie prenante de l’histoire et s’exprime
aussi bien à travers le running gag du cloutage de la porte que du personnage
du shérif légèrement benêt. Le style de Tarantino (qui se permet deux caméos
vocaux en intervenant en tant que narrateur) n’est pas entravé par la
contrainte assumée du lieu, au contraire, il s’en donne encore plus à cœur joie
dans ses joutes verbales si caractéristiques, usant même de son fameux
travelling circulaire, épousant le tournis de la parole (scène du bar dans Boulevard de la mort). En créant ce
microcosme, il offre à ses acteurs (de Tim Roth à Bruce Dern en passant par
Walton Goggins) de longs échanges savoureux (comme le dialogue entre Samuel L.
Jackson et Kurt Russell dans la diligence) qui sont, comme toujours chez
Tarantino, les prémices de joutes physiques. Il sait ménager le spectateur et
créer cette attente où le premier coup de feu sera tiré, il n’en sera que mieux
récompenser car l’affrontement sera à la hauteur des paroles. Comme dans le
thriller Identity (2003), les
personnages ne sont pas ce qu’ils prétendent être et il faut bien les 2h47 que
dure le film pour que chacun se dévoile et abatte ses cartes dans ce confinement
psychologique et sociologique. Tarantino décape le contexte racial de l’époque
pour livrer un film qui tient aussi bien des Dix petits nègres d’Agatha Christie que d’un Cluedo corrosif où un espoir mélancolique ose émerger d’un bain de
sang.
Publié sur Le Plus de L'Obs.com
09/01/15
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