mercredi 3 février 2016

► LES DÉLICES DE TOKYO (2016)

Écrit et réalisé par Naomi Kawase


... Fleurir à la vie

Repérée dès ses débuts en 1997 au festival de Cannes où elle obtient la Caméra d’Or pour son premier film Suzaku, la japonaise Naomi Kawase a poursuivi une belle carrière de réalisatrice en déployant un univers bien à elle dans lequel l’homme et la nature sont intimement liés. Régulièrement nommée à ce festival qui l’a fait connaitre, elle se voit attribuer le Grand Prix du Jury dix ans plus tard pour La forêt de Mogari. C’est dans la sélection Un certain regard que la cinéaste nippone a présenté Les délices de Tokyo l’année dernière. Toujours avec  cette douceur qui caractérise son style, elle invite le spectateur à partager une culture et un mode de vie qu’elle parvient à rendre sensible à nos yeux d’occidentaux. Et c’est précisément une pâtisserie typiquement japonaise qui lui permet d’introduire sa nouvelle histoire : le dorayaki, sorte de pancake fourré aux haricots rouges confis. Si la France est le pays de la gastronomie, le Japon est certainement celui qui fait le plus référence à la nourriture dans son cinéma, lui consacrant même parfois un film entier, comme le fameux Tampopo (Juzo Itami, 1985) et sa soupe aux nouilles qui est une référence dans le genre. Naomi Kawase a toujours parsemé ses œuvres d’éléments culinaires, en particulier dans leurs liens avec la terre nourricière. Les délices de Tokyo fait ainsi de la dégustation le ressort premier du film : Sentaro tient une petite boutique de dorayakis, activité qu’il mène sans passion pour rembourser une dette. Sa rencontre avec une vénérable vielle dame de 76 ans, Tokue, va bouleverser son quotidien. Celle-ci lui fait une proposition insolite : elle rêve d’exercer ce genre de métier et souhaite travailler pour lui. Il refuse poliment jusqu’à ce qu’il goûte les haricots confis mitonnés par la drôle de cliente… Il n’est évidemment pas uniquement question de cuisine dans ce film à la tendre mélancolie qui ouvre des perspectives sur les relations humaines et fait de la rencontre avec l’autre le point d’émergence d’un regard affiné sur soi et le monde. Plus qu’un film charmant et gustatif, une savoureuse leçon de vie.


« Il faut les cuisiner avec le cœur » : Tokue (Kirin Kiki) révolutionne la façon qu’à Sentaro (Masatoshi Nagase) de préparer les haricots, elle impose le fait maison là où il n’y avait que de la conserve. Au monde moderne et à sa rapidité, l’ancienne instaure son rythme, celui où le temps est un avantage et non une contrainte. A la jeunesse effervescente (représentée par les collégiennes pipelettes et clientes régulières) répond la sagesse de celle qui incarne, paradoxalement, une vision nouvelle pour Sentaro. Lui, le patron, comme elle l’appelle, devient l’apprenti, s’interrogeant et s’émerveillant devant les étapes de cuisson de la précieuse garniture. Il faut dire que la vielle dame s’adresse aux haricots comme à une personne et les traite avec la même délicatesse, voir cet amusant dialogue autour de la nécessité de les laisser faire connaissance avec le sucre ! Mettre de son temps dans une recette, c’est y laisser de soi-même et ce vécu, et aux uns et aux autres, va  trouver son ébullition en parallèle de la fabrication des dorayakis. Dans Tampopo, l’héroïne se transformait en fabuleuse préparatrice de nouilles grâce aux conseils avisés d’une équipe formidable, l’idée de la transmission d’un savoir-faire est reprise ici mais dépasse le cadre culinaire, il y a un échange entre plusieurs générations. C’est déjà ce qui était à l’œuvre dans La forêt de Mogari, Naomi Kawase y faisait cheminer ensemble, lors d’une échappée dans la nature, une jeune femme et un vieil homme endeuillé. Les deux s’apprivoisaient, entre autres, autour d’une dégustation de pastèque, comme Tokue et Sentaro se mettent à scruter ensemble les haricots. La nourriture est vue comme un vecteur de communication pouvant conduire à l’introspection. La gentille et travailleuse dame âgée entraine dans son sillage de bonté, en plus du solitaire pâtissier, l’introvertie Wakana (Kyara Uchida), collégienne habituée de la boutique mais bien différente de ses bruyantes camarades. Ces deux personnages trainent un mal être que la bonne fée cuisinière va remuer, elle-même étant atteinte d’un mal qui a changé sa vie.


Le cinéma de la réalisatrice japonaise est celui d’un éveil, aux sens, aux autres, à soi-même, qui s’effectue en adéquation avec une nature toujours présente, que ce soit à travers la flore (champs, forêts, plantes…) ou ses manifestations (le vent ou la pluie qui donne lieu à une séquence forte dans Shara, film que la cinéaste réalise en 2003). Les délices de Tokyo met à l’honneur l’un des emblèmes du Japon, à savoir les cerisiers en fleur. Sublimés par la réalisatrice, ils surplombent la boutique de Sentaro qui ne semble pourtant pas y faire attention, leurs pétales sont mêmes vus comme des parasites qui tombent parfois dans la pâte. Par contraste, le regard de l’attachante Tokue, se tourne avec intérêt vers cet élément végétal qui marque les saisons au cœur de l’urbain. « Toute chose qui existe dans ce monde a son langage propre » enseigne-t-elle à Wakana et Sentaro : cette ouverture d’esprit appelle celle des sens et donc de l’existence. La réflexion abordée dans La forêt de Mogari trouve ici son prolongement : qu’est-ce qu’être vivant se demandait le vieil homme ? Un sage lui proposait deux réponses : être vivant, c’est manger ; et vivre, c’est des sensations. Tokue, à travers sa douloureuse histoire, s’est forgée une façon d’être qui l’a conduite à oser prendre ce chemin pâtissier et par ricochet à révéler le goût d’une nourriture du corps comme de l’âme. Dans ce film attendrissant à l’entrain communicatif, ces protagonistes isolés trouvent chacun en l’autre l’ingrédient qui leur manquait pour s’accomplir et fleurir à la vie.


27/01/16

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