Réalisé par Anne Fontaine ; écrit par Sabrina B Karine et Alice Vial, sur une idée de Philippe Maynial
... La croix fertile
Anne Fontaine fait partie de ces
cinéastes qui s’intéressent en particulier au désir féminin, qu’il soit
inattendu (Nettoyage à sec),
dangereux (Entre ses mains) ou tabou
(Perfect mothers) : les facettes
de cette mécanique ambigüe et parfois imprévisible ont trouvé dans ses films
une place de choix. C’est pourtant l’exact inverse qui semble régir sa nouvelle
réalisation, l’histoire d’une contrainte et non d’une inclination. S’il y a
bien un endroit censé être désexualisé, c’est le couvent et pourtant, celui du
film voit y surgir l’acte de chair sous sa forme la plus vile. Désignées par le
titre, Les innocentes sont des bonnes
sœurs et des novices qui vivent recluses dans leur couvent en Pologne, au lendemain
de la Seconde Guerre mondiale. Mathilde est une française qui fait partie d’une
mission de la Croix-Rouge venant en aide à ses compatriotes blessés. Cette
jeune médecin va être amenée à intervenir dans le plus grand secret auprès des
religieuses qui se trouvent confrontées à l’impensable : plusieurs d’entre
elles se révèlent enceintes. Aucunes tentations coupables derrière cette surprenante vérité mais
l’œuvre perverse de soldats soviétiques ayant commis l’innommable. Le destin de
ces femmes de Dieu est vu à travers le portrait de Madeleine Pauliac, à qui le
film est dédié, et qui inspire le personnage de Mathilde. Car l’histoire
découle de faits réels. Anne Fontaine ajoute donc à sa galerie féminine (elle
qui avait déjà réalisé un biopic sur Coco
avant Channel en 2009), un tableau à la forte personnalité : celui
d’une femme médecin courageuse dans une situation inédite et complexe,
oscillant entre son devoir, les risques d’un contexte troublé et surtout les
réactions de patientes impréparées. La cinéaste française s’empare du non-désir
pour y confronter une galerie de personnages enfermés (dans un lieu comme dans
leur croyance) dont l’existence va être bouleversée par l’intrusion d’une
violence extérieure. C’est avec une grande pudeur qu’elle met en scène cet
authentique drame humain, délicate et sensible dans son approche de l’atroce,
la réalisatrice questionne autant la foi mise à l’épreuve que le tempérament de
femmes face à l’adversité.
« Je suis tenue au silence » : Mathilde rassure d’emblée
les sœurs inquiètent de sa présence, ce vœu médical du secret professionnel à
quelque chose de religieux, tel le secret de la confession. Cette analogie
permet certainement à Mathilde d’obtenir une confiance, dans un premier temps
fragile, de ces patientes singulières. Car sa venue est déjà une
incartade : c’est une novice qui a le courage de sortir du couvent pour
chercher de l’aide, en se faufilant dehors comme une fugitive. Tout va dans le
sens de la clandestinité : Mathilde cache ses interventions à sa
hiérarchie et Sœur Maria la fait revenir en cachette de la mère supérieure. La
neige qui entoure le couvent est comme une chape blanche qui étouffe l’opprobre
mais qui maintient aussi ces victimes dans le souvenir de leur innocence
perdue. L’hermétisme complique le travail de Mathilde car la règle de
l’institution religieuse peut parfois être sèche, le récemment disparu Jacques
Rivette l’avait admirablement montré dans son célèbre Suzanne Simonin (1966), adapté de La Religieuse de Diderot. La toute puissante mère supérieure impose
la rigidité de sa vision. C’est grâce à sœur Maria (touchante Agata Buzek) que
Mathilde va peu à peu parvenir à faire partie de la communauté : elle
tisse avec la religieuse une belle relation d’entente même si elle ne comprend
pas toujours cette ferveur qui l’empêche d’intervenir à son gré. « Ne peut-on pas mettre Dieu entre
parenthèse ? » se demande Mathilde. Les innocentes est un film qui pose légitiment la question de la
foi face à un événement susceptible de l’ébranler : l’entrée de Mathilde
dans ce monde clos est aussi celle du spectateur qui s’interroge. Le succès du
film de Xavier Beauvois Des hommes et des
dieux (2010) prouve l’intérêt des gens extérieurs pour le mysticisme d’un
intérieur soustrait au regard. La réalisatrice ne fait pas d’angélisme et
montre subtilement ce que peut être une vie dédiée à la croyance dans toute son
ambivalence : « La foi, c’est
24 heures de doutes et une minute d’espérance » avoue sœur Maria en
toute franchise.
Les préoccupations corporelles et
physiologiques se doublent ainsi de visées spirituelles et psychologiques, le
statut de chacune des protagonistes se trouvant nécessairement remis en cause.
Anne Fontaine filme le chant des religieuses, pointant dans ses mouvements de
caméra l’alignement des sœurs comme autant de figures similaires à l’habit
répétitif : couvrez ce ventre qu’on ne saurait voir. La tenue des
religieuses dissimule les effets d’une cause subie et participe de la volonté
de refoulement que souhaite la mère supérieure, d’ailleurs les nouveaux nés ne
sont-ils pas exfiltrés du couvent ? La venue de Mathilde (Lou de Laâge,
déjà nommée par le passé à deux reprises pour le meilleur espoir féminin aux
Césars, confirme un talent à suivre) va agir comme un choc révélateur :
elle s’affranchit de la barrière de la tunique pour faire apparaître le corps,
celui de femmes en passe de devenir mères et non plus de religieuses ayant fait
vœu de chasteté. Mais aussi celui des enfants, qui ne sont plus, sous son
impulsion, soustraits aux regards et qui s’imposent comme des êtres à part
entière dont les cris rompent le sceau du silence. Sous l’uniformité du costume
religieux surgit les individualités avec son lot de confidences. Mathilde est
un trait d’union entre la vie monacale et l’existence civile, qui rappelle
d’ailleurs à sœur Maria son passé à travers une jolie scène où il est question,
précisément, d’une robe, mais qui n’a rien de catholique. L’histoire des
religieuses influence aussi celle de la jeune médecin qui à son tour questionne
sa vie de femme, elle qui flirte avec son collègue Samuel (très bon Vincent
Macaigne). C’est toujours avec un ton juste et feutré (beau travail sur la
lumière) qu’Anne Fontaine s’immisce dans ce lieu clos, en y filmant adroitement
l’inquiétude comme la quiétude (telle la scène de détente au son du piano) dans
un subtil entrelacs, véritable ode au dévouement.
Publié sur Le Plus de L'Obs.com
10/02/2016
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