dimanche 24 avril 2016

► DESIERTO (2016)

Réalisé par Jonás Cuarón ; écrit par Jonás Cuarón et Mateo Garcia


... Les périls du périple

Les réalisateurs mexicains ont le vent en poupe depuis qu’Hollywood  les a fait entrer dans l’histoire du cinéma en les récompensant trois années de suite lors de cette vitrine mondiale que sont les Oscars. Les statuettes du meilleur réalisateur sont ainsi allées à Alfonso Cuarón en 2014 pour Gravity puis à Alejandro González Iñárritu lors d’un mémorable doublé en 2015 et 2016 pour Birdman et The Revenant. Inconnu en France, Jonás Cuarón est un compatriote de ces talentueux aînés et même plus : il s’agit du fils d’Alfonso Cuarón avec qui il a co-écrit le scénario du film aux sept Oscars. Desierto n’est pourtant pas son premier long-métrage, le réalisateur de 35 ans avait proposé Año uña en 2007 qui n’était pas sorti chez nous mais avait séduit les festivals étrangers avec une romance entre un adolescent et une femme plus âgée en séjour au Mexique. Changement de ton brutal pour Desierto qui aborde la question de l’immigration illégale entre les États-Unis et le Mexique à travers la traversée tragique d’un groupe d’individus. Alors que l’Europe tente de réguler l’afflux migratoire qui bouleverse son approche des frontières, elle doit en même temps faire face à des habitants vindicatifs qui décident de faire eux-mêmes barrage à ces arrivées, comme on l’a vu récemment à la frontière bulgaro-turque. Ces problématiques et ces dérives sont celles qui depuis des décennies agitent le Mexique et les États-Unis et qui sont la toile de fond de Desierto. En effet, des milices (tels les minutemen) font régner la terreur dans ce qui est une zone poreuse et désertique de plus de 3000 kilomètres entre la Californie et le Texas. Jonás Cuarón choisit l’angle violent et radical pour apporter sa vision d’un affrontement déséquilibré car il ne s’agit pas ici de puissants narcotrafiquants mais de simples quidams qui veulent concrétiser leur rêve américain. Une poignée de ces clandestins candidats à une autre vie se retrouvent contraints de poursuivre à pieds leur périple. Alors qu’il leur faut déjà survivre au climat suffoquant et à l’aridité des lieux, un frontalier américain qui les a repérés ne compte pas les laisser aller plus loin, un seul objectif : les abattre au plus vite… 

Sous ces airs de jeu de massacre, Desierto est un film au suspense entretenu qui tire parti d’un décor unique mais multiple : le désert. L’idée est en effet séduisante et rappelle la scène anthologique d’un des chefs d’œuvre d’Hitchcock : La mort aux trousses (1959). Comment ne pas penser à Cary Grant aux prises avec l’avion mitrailleur au milieu de nulle part ? Jonas Cuarón remplace l’avion par un patriote dégénéré mais garde le même schéma : il y a une menace supérieure et aucune échappatoire. A bonne école, le fils d’Alfonso Cuarón pose dès le début les bases d’une mise en scène réfléchie : la beauté trompeuse d’un levé de soleil va de pair avec la traversée rectiligne du pick-up transportant les migrants, ce tracé devant s’interrompre quelques instants plus tard. Fin de la ligne droite comme fin du parcours initial : tout ne sera plus que détour. Le titre désigne l’espace dramatique et le cinéaste s’y tiendra  (pas de flash-backs par exemple) : il nous enferme à ciel ouvert avec des personnages hors de leur milieu habituel et qui n’ont désormais qu’une seule ligne d’horizon : l’immensité aride. Iñárritu nous en avait donné un aperçu dans la séquence du désert avec la nourrice et les enfants dans Babel. Ce paysage se dévoile dans Desierto dans tout son chaos : entre plaines de sable morne et dédales rocailleux, il n’y a rien d’accueillant, ce qui en fait en lui-même une barrière naturelle entre les deux états. La faune et la flore sont à l’avenant : serpents à sonnettes et forêt de cactus sont autant d’obstacles  qui piègent les candidats à l’exil. Le film n’ignore cependant pas l’ambivalence des lieux : les blocs de pierre sont des embûches mais aussi des moyens de se dissimuler, ce qui permet aux fuyards de gagner du sursis jusqu’à faire corps avec le minéral comme dans une séquence aussi marquante qu’épurée autour d’un énorme rocher. L’homme au fusil a surtout un avantage : c’est son terrain (on le voit consulter des cartes), les autres, dont le personnage joué par Gael García Bernal, semblent donc condamnés à n’être que des proies.

Car c’est l’analogie que développe Desierto : les humains ont laissé place malgré-eux à des bêtes traquées, la première parole du frontalier n’est-elle pas : « On va à la chasse » ? Le réalisateur ajuste d’ailleurs son montage en conséquence et met en parallèle le lapin tué et le son du fusil sur les images des migrants, comme une annonce du sort qui les attend. Ces derniers sont en outre apparus dans un pick-up qui avait tout du camion à bestiaux. Lointain descendant du comte Zaroff qui avait pour passion de donner la chasse avec ses chiens aux naufragés sur son île dans un classique du cinéma (Les chasses du comte Zaroff, 1932), ce chasseur  de notre temps (accompagné également de son chien, le bien nommé Tracker) y prend le même plaisir sadique. Il faut le voir exulter après la tuerie de masse qu’il vient de perpétuer. Jonas Cuarón opte pour la caméra portée et un montage vif dans cette scène virulente où le spectateur se trouve au cœur du troupeau humain affolé : l’abattage sans concession glace le sang. Contrairement à Punischment Park (1971), la dystopie de Peter Watkins dont une part de l’action s’apparente à Desierto, le film du réalisateur mexicain s’affranchit, à dessein, de toute psychologie (et limite les dialogues au minimum). La brutalité de la poursuite contient en elle-même le point de vue politique sous-jacent, on devine à ce propos un bout du drapeau confédéré sur la voiture du poursuivant. Le très controversé emblème sudiste ancre un peu plus le film dans une réalité dérangeante et bestiale. Sur ces terres hostiles où les plus vils des comportements semblent pouvoir s’extérioriser, Jonas Cuarón interroge le sentiment d’humanité et son degré d’existence quand l’être en est réduit à la position d’un animal apeuré. 

Publié sur Le Plus de L'Obs.com

13/04/16               

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