Écrit et réalisé par Jeremy Saulnier
... Quand surgit la sauvagerie
Sorti discrètement sur nos écrans
en juillet 2014, Blue Ruin avait été
remarqué et distingué à Cannes l’année précédente en y recevant le prix de la
critique internationale, ce qui avait permis de découvrir le prometteur Jeremy
Saulnier. Green Room, sélectionné à
son tour à Cannes en 2015 pour la Quinzaine des réalisateurs, est le troisième
long-métrage du réalisateur américain, adepte du cinéma de genre. Si son
premier essai cinématographique (Murder
Party en 2007, resté inédit chez nous) lorgnait du côté de la comédie
horrifique, Blue Ruin empruntait avec
talent les sillons du revenge movie
dans un style singulier qui avait séduit les critiques. Le cinéaste faisait
d’un homme terrassé par la douleur, un vengeur iconoclaste, à la fois actif et
apathique, lancé dans une quête meurtrière. Créateur d’ambiance anxiogène,
Jeremy Saulnier, qui est son propre scénariste, sait concocter des histoires
qui lui permettront d’exploiter sa mise en scène. Son film précédent se
concluait d’ailleurs lors d’un huis-clos haletant aux cadrages ciselés. Cet
intérêt pour les lieux fermés continue de le travailler puisqu’il en fait dans Green Room l’élément principal et le
moteur de l’action. En effet, un groupe de hard-rock composé de jeunes
musiciens : trois garçons et une fille, parcourent les routes à bord d’un
van afin d’assurer leurs concerts à travers le pays. A la suite d’un imbroglio,
ils sont contraints de jouer dans un endroit peu recommandable : un bar
glauque situé en forêt et fréquenté par des skinheads. Ils ne savent pas encore
qu’il va leur falloir faire bien plus qu’honorer leur contrat. Témoins d’un
meurtre, les voilà piégés dans l’espace confiné d’une loge : que faire
quand le seul choix qui s’offre à vous est la mort ? Empruntant certaines
données au genre hybride du survival,
Green Room substitue une nature
hostile à une autre, bien pire : la nature humaine. Comme il avait su le
faire dans Blue Ruin, Jeremy Saulnier
digère les codes pour que surgisse du carnage la part de sauvagerie enfouie en
chacun, tout en faisant bouger avec pertinence les lignes entre alliés et adversaires.
Là où le récent Desierto offrait un terrain de chasse à
ciel ouvert à un frontalier xénophobe, Green
Room séquestre sur un terrain restreint deux Amériques dont elle va
éventrer les relents diaboliques et nauséeux. On retrouve dans le film de
Jeremy Saulnier le drapeau confédéré, aperçu également dans celui de Jonás Cuarón, tous deux pointent l’ancrage
d’idéologies qui couvent sur un territoire. Du désert californien à la forêt
profonde où échouent le groupe, il n’y a qu’un film. Terrés loin de la
civilisation, ces extrémistes y cultivent l’entre-soi : l’arrivée des
jeunes est une intrusion de cette société dont ils se sont exclus. Les amateurs
du genre savent que cette Amérique profonde est le terreau cinématographique de
toutes les déviances et de tous les dangers (monstres, rednecks…), le
réalisateur brouille cependant ce manichéisme classique et va s’amuser à
montrer différemment des comportements attendus. La sortie de route inaugurale
du van (dans le champ de maïs) a valeur d’annonce d’un virage brusque dont
personne ne sortira indemne. Ce qui est littéralement un écart de conduite va
se transposer à tout le groupe lorsqu’il va se trouver dans une situation
inextricable. Il leur faudra perdre leurs réflexes civilisés pour gagner de
l’espérance de vie (comme lorsque que tous assistent résignés à un étouffement
provisoirement salvateur) quant au contraire certains des skinheads vont
révéler un visage surprenant. Green Room
déplace ainsi le curseur de la cruauté tout en intervertissant les rôles de
dominants et dominés, à l’intérieur même des amis retranchés. Ce n’est pas un
hasard si ce sont précisément les deux jeunes qui semblent les plus fragiles
psychologiquement qui vont s’avérer les plus coriaces. Le bunker se transforme
en lieu de passage pour rite initiatique sanglant, d’un côté comme de l’autre,
l’un des adversaires gagne ses galons (ici des lacets rouges) en prouvant sa
fidélité tandis que l’un des musiciens bascule et se meut en combattant (marqué
entre autres par le rasage du crâne, comme le faisait Kevin Bacon dans Death Sentence). L’effet cathartique de
leur musique (voir le ralenti sur la foule en transe) a changé de statut :
la virulence n’est plus dans les paroles et les accords (eux qui plaidaient
pour l’adrénaline d’un concert), mais dans les actes.
Green Room respecte les trois unités : temps, lieu, action,
qui donnent au tragique cette promiscuité tendue car le décor reste sommaire et
c’est la porte de la loge qui focalise l’attention, elle est le seul passage
entre le dedans et le dehors, l’unique séparation entre la vie et la mort. L’héroïne
de l’angoissant 10 Cloverfield Lane
était enfermée avec son geôlier, ce qui
n’est pas le cas ici mais ce qui rend finalement l’évasion plus ardue puisque
le groupe doit se mettre en danger pour s’extraire, à moins qu’il n’inverse la
situation mais faire entrer la barbarie veut dire se mettre à son niveau.
L’idée d’une frontière poreuse entre deux types de comportements humains se
trouve ainsi caractérisée par le jeu des intrusions successives. Autre
particularité : la riposte construite des skinheads qui démontre leur
froide préparation, ils préfèrent faire intervenir des chiens de combat pour
simuler une violation de propriété et protéger leurs arrières. Des deux côtés, on
pense l’affrontement dans une démarche de survie à court ou à long terme
selon le camp. Les jeunes laissent jaillir une violence à la hauteur de leurs
bourreaux et l’unité ne se fait pas forcément entre alliés supposés. Le titre du
film (trompeur en traduction littérale) désigne la loge et donc un endroit qui
n’est pas anodin, à la fonction déterminée : c’est là que les artistes se
préparent avant leur prestation. Or, tous se transforment en effet dans ce qui
est devenu l’antichambre des horreurs : ils y laisseront bien plus que
leur ancienne vie. Même si on aurait aimé que le film aille encore plus loin
dans sa différence, Green Room
s’avère accrocheur et d’une mordante efficacité.
Publié sur Le Plus de L'Obs.com
27/04/2016
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