mercredi 15 juin 2016

► THE NEON DEMON (Cannes 2016)

Réalisé par Nicolas Winding Refn ; écrit par Nicolas Winding Refn, Mary Laws et Polly Stenham


... La plastique diabolique


La sortie d’un film du danois Nicolas Winding Refn est toujours un événement tant le réalisateur propose un cinéma radical, stimulant et esthétique qui laisse toujours le spectateur marqué par ce qu’il a vu. C’est véritablement avec Drive que le grand public a fait connaissance avec le talent et la singularité du scandinave : prix de la mise en scène à Cannes en 2011, le film est un succès critique et public, porté par un Ryan Gosling imposant à qui le réalisateur fera d’ailleurs de nouveau appel pour Only God Forgives. Sélectionné également à Cannes en 2013, le film ne fera par l’unanimité, contrairement à son prédécesseur. Les spectateurs en particulier, qui étaient restés sur le souvenir de Drive, sont surpris de cette plongée abyssale et formaliste dans le vice, la vengeance et la violence. C’est pourtant là que réside en partie le cinéma de Nicolas Winding Refn : ceux qui ont vu son indispensable trilogie Puscher (sur le monde sordide des trafiquants de drogues) savent jusqu’où peut aller le cinéaste pour mettre mal à l’aise le spectateur et l’acculer au destin tortueux de ses personnages. Rien d’étonnant alors qu’il se soit intéressé à la vie du prisonnier le plus dangereux d’Angleterre avec Bronson, permettant à Tom Hardy de réaliser une performance d’acteur. Explorateur visuel, le réalisateur aime conférer à l’image une puissance évocatrice qui choque, éblouit ou intrigue, il en fait le principe même de The Neon Demon (présenté en compétition officielle à Cannes) où les lumières et la colorimétrie enveloppent un drame fantasmagorique qui flirte avec l’horreur. C’est dans l’univers du mannequinat qui se déroule cette histoire anxiogène qui offre la possibilité au danois d’exploiter précisément la thématique de l’image avec tout ce que cela implique de dualité : derrière les reflets se cachent d’affreux enjeux où la beauté est autant une bénédiction qu’une malédiction. La très jeune Jesse, adolescente contrainte de mentir sur son âge, possède une splendeur naturelle telle qu’à peine arrivée en ville, la voilà déjà sollicitée par le gratin de la mode, toujours avide d’un nouveau visage. Elle fait donc une entrée spectaculaire dans un milieu dont elle va découvrir et subir les coulisses impitoyables. Mais si la jalousie est de mise, ce sentiment va prendre des proportions terrifiantes aux conséquences extrêmes. The Neon Demon est dans la continuité de Only God Forgives et va donc à coup sûr dérouter nombre de spectateurs mais oser regarder ce film droit dans ses flashs fluorescents procure une sensation hallucinogène qui  nous fait basculer dans un pays où les merveilles ont viré au vermeille.

Alice, Blanche-Neige ou Cendrillon : il y a un peu de chacune d’elles dans un film qui joue sur la féérie, mais une féérie dangereuse et pervertie. Jesse (Elle Fanning, qui jouait d’ailleurs la princesse de La Belle au Bois Dormant dans le film Maléfique) est en effet cette beauté juvénile et candide qui arrive en ville (Los Angeles, forcément) pour y réaliser son rêve, comme des milliers d’autres, celui d’être mannequin. C’est évidemment jouissif de voir comment Nicolas Winding Refn s’empare de ce canevas convenu  pour le transfigurer en un dédale délirant et malsain, en objet cinématographique attractif et luminescent. « Un diamant au milieu d’un océan de verre » : voilà comment est décrite Jesse, pierre angulaire du film avec qui on pénètre les arcanes des séances photos et qui fait la connaissance des froides Gigi et Sarah, deux mannequins bien installées, et de Ruby, maquilleuse à la familiarité suspecte. Le cinéaste ne pouvait pas passer à côté du motif du miroir dont il se sert pour pointer d’emblée un désir lié à l’image du physique et à l’illusion : Jesse et Ruby échangent leurs premiers mots dos à dos mais face à face grâce au jeu des glaces. Le film déclinera ces miroirs inauguraux comme autant de rappels au défi des apparences car c’est un combat au quotidien pour ces filles interchangeables dont la quête de perfection devient uniformité. La séquence du casting pour le défilé dans un environnement immaculé inscrit dans sa mise en scène ce côté étalage clinique de chairs déshumanisées. Jesse a au contraire ce quelque chose qui fait d’elle une exception suscitant la fascination des professionnels et la répulsion de ses collègues pour qui elle est une menace d’autant plus insupportable que son corps est intact de toute chirurgie esthétique.

A sa fraîcheur, sa gaîté et son rêve étoilé (il faut la voir marcher nuitamment sur la pointe des pieds, telle une funambule sur les hauteurs de la ville et ses lueurs) s’oppose le cauchemar pailleté des rancœurs féminines. Le parcours de Jesse est d’ailleurs comme rongé par le macabre : mannequins filiformes et livides, séance photo mimant la mort, course contre un vieillissement inéluctable synonyme de mort artistique. Le travail de Ruby résume à lui seul cette gangrène d’un métier où la fin est inhérente à l’activité : à la fois maquilleuse de modèles et…thanatopracteur. Nicolas Winding Refn, comme le laissait entendre le titre, exploite un parti pris basé sur des éclairages travaillés afin de donner une atmosphère tour à tour onirique et angoissante en cohérence avec l’histoire qu’il conte. Le générique du début présente cette riche palette de couleurs en faisant se succéder différentes teintes sur du verre dépoli, ce qui annonce également l’abstraction que le film va cultiver avec des séquences esthétiques qui fascinent l’œil. La scène du spectacle sous une lumière stroboscopique sur fond de musique électro est puissante, surtout qu’elle ne se contente pas de briller par son formalisme, elle dit des choses sur les tensions ambiantes au rythme d’échanges de regards saccadés. Ces tableaux baroques aux couleurs psychédéliques sont donc reliés entre eux dans un film à la démarche artistique assumée (le réalisateur allant toujours au bout de ses idées, quitte à déstabiliser) qui interroge le jusqu’au-boutisme de personnages obnubilés par le dictat du corps parfait. The Neon Demon est un film à la plastique diabolique et au contenu hypnotique.

Publié sur Le Plus de L'Obs.com
 
08/06/2016    

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