jeudi 9 juin 2016

► A WAR (2016)

Écrit et réalisé par TobiasLindholm


... Le choix de l'émoi


Longtemps le cinéma danois a eu pour représentant sur la scène internationale l’iconoclaste Lars Von Trier mais une nouvelle génération de réalisateurs scandinaves, tout aussi talentueuse que son aîné, émerge depuis quelques années. Tobias Lindholm est ceux-là, tout comme son compatriote Nicolas Winding Refn dont on attend avec impatience The Neon Demon la semaine prochaine ou encore Thomas Vinterberg, qui remporta le Prix du jury à Cannes en 1998 pour le marquant Festen tandis qu’en 2010, son film La Chasse permis à Mads Mikkelsen d’obtenir un Prix d’interprétation mérité. Le réalisateur de A War n’en n’est cependant pas à son coup d’essai : connu des amateurs de séries pour être l’un des deux scénaristes de la série politique à succès Borgen, il a fait une entrée fracassante dans le monde du cinéma en 2010 avec R, un film brutal et profondément glaçant sur l’enfer carcéral. Il a confirmé son statut de réalisateur prometteur avec Hijacking, un drame captivant sur un équipage pris en otage en pleine mer. Scénariste de ses films, Tobias Lindholm a l’habitude de placer ses personnages dans un milieu hostile qui les pousse dans leurs retranchements et à agir en conséquence, quitte à révéler leurs failles et leur part d’ombre. Troisième film et autant de mises à l’écart du protagoniste principal de la société civile : R se déroulait en huis clos dans une prison étouffante, Hijacking sur un bateau isolé du monde tandis que A War se passe, en partie, en Afghanistan, en zone de combat. Nous suivons en effet une troupe de militaires menée par le commandant Claus Michael Pedersen qui a pour mission la surveillance et l’aide aux civils alors que les talibans rôdent dans la région. Toujours sur le qui-vive, ces hommes effectuent des sorties risquées. Pris dans un violent guet-apens, ils se retrouvent dans une situation critique qui amène leur commandant à prendre une décision qui aura de lourdes conséquences : obligé de comparaitre devant un tribunal, il va lui falloir mettre en balance sa probité et sa famille pour un choix qui, s’il a permis la vie, a aussi provoqué la mort. Sélectionné pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère en février dernier (finalement obtenu par Le fils de Saul), A War fait avec une grande finesse d’un conflit guerrier un tourment personnel, alternant la guerre et l’intime pour mieux les faire se percuter. 

Le caractère pernicieux de cette guerre d’usure éclate dès les premières séquences avec la mise en avant de son imprévisibilité : le spectateur comme les militaires ressentent un choc devant les conséquences d’un conflit contre un ennemi invisible. Tobias Lindholm choisit de laisser hors-champ la menace (les talibans) pour en accentuer l’omnipotence : ce qu’on ne voit pas est encore plus anxiogène. Ils sont ainsi présents par les engins explosifs qu’ils ont dissimulés et par les paroles des villageois : « Ils viennent la nuit quand vous êtes partis ». Ce choix a aussi pour vocation de mettre la mise en scène du côté des civils qui sont représentés par une famille afghane voisine du camp militaire et menacée. Car tout dans le film sera histoire de proximité : aux adversaires anonymes (le seul taliban aperçu est réduit à une silhouette lointaine) s’opposent le père de famille, sa femme et ses deux enfants, présence concrète qui est un écho aux propres familles des soldats. Proximité également avec ces hommes qui se battent pour maintenir une sécurité fragile : Claus (le toujours très bon Pilou Asbæk, acteur fétiche du réalisateur) décide de se mettre à patrouiller avec son groupe en signe de soutien à ses camarades alors que ce n’est pas son rôle. L’exemple le plus fort de cette unité restant la séquence décisive de l’attaque de la maison : la réalisation est admirable tant elle exploite le hors-champ pour nous immerger dans le chaos vécu par les militaires. L’impression de réel est prenante : le son, le langage technique, l’urgence, tout concourt à créer l’atmosphère d’un reportage pris sur le vif, au côté des troupes, d’où l’unicité du point de vue. Cette séquence épique nous place au cœur des enjeux qui seront ceux du procès à venir car c’est aussi la particularité de A war : opérer une bascule au milieu du film et renverser les positions, géographiques et idéologiques.

Au terrain guerrier succède le terrain judiciaire dans ce qui se transforme en film à procès à l’instar de L’enfer du devoir (2000). C’est avec une habileté certaine que le cinéaste danois use du montage alterné pour mettre en parallèle la vie au front et la vie privée, en l’occurrence celle de la femme et des enfants de Claus, qui sont dans l’attente du retour. Si ces deux mondes communiquent via le téléphone satellite (c’était déjà le principe même de l’excellent Hijacking) : la réalisation formalise cette distance en ne conservant à l’écran que Claus ou sa femme, selon qui appelle ou répond, mais sans les faire se succéder à l’image comme c’est généralement le cas dans ce type de scène. Cela met en exergue deux mondes (le civil et le militaire) qui cohabitent mais qui ont leur propre ressenti. Ce que montrait très bien des films comme Good Kill (2014) ou encore Brothers (2004, de la danoise Susanne Bier, qui eut droit à son remake américain), avec comme ici, le personnage de la compagne du militaire réclamant à son mari de lui confesser son vécu sur le terrain pour tenter d’appréhender quelque chose qui lui échappe. Le contraste est saisissant entre le théâtre des opérations en Afghanistan et la salle du procès, presque clinique, où ce qu’on a vu est disséqué pour tenter de prouver la faute. L’affrontement se fait désormais à coups d’arguments et le fameux hors-champ de l’attaque passe de persécuteur à accusateur. A War déroule cette seconde partie avec l’intelligence qui le caractérise : ni lourdeur ni grandiloquence mais avec le sens de l’intime. Les discrètes nappes sonores qui ponctuent légèrement l’ensemble sont à l’image d’un film qui confronte l’horreur à l’affect et laisse l’homme seul face à l’émoi de ses choix.

Publié sur Le Plus de L'Obs.com

01/06/2016    

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