lundi 31 octobre 2016

► AQUARIUS (Cannes 2016)

Écrit et réalisé par Kleber Mendonça Filho


... La digne résistance
 
Son nom n’est pas facile à retenir mais ses films devraient finir par l’imposer : Kleber Mendonça Filho est un réalisateur brésilien qui a vu son deuxième film sélectionné cette année à Cannes, et en compétition officielle de surcroît. Aquarius trouve logiquement sa place sur la croisette après l’important succès critique de sa première œuvre : le très remarqué Les bruits de Recife (2012). Finalement peu connu en France, le cinéma brésilien contemporain a néanmoins réussi à laisser chez nous des traces importantes avec des films comme La cité de Dieu (2002) qui a marqué profondément les spectateurs ou encore l‘inoubliable Central do Brasil (1998) qui nous fit découvrir le réalisateur Walter Salles. Ce dernier reste certainement l’un des plus connus réalisateur d’Amérique du Sud : son Carnets de voyage, sur la jeunesse du Che, a eu un succès mondial. Quant à José Padilha, son nom résonnera d’avantage chez les amateurs de films d’actions puisqu’on lui doit le diptyque Troupe d’élite et plus récemment la fameuse série Narcos, sur Pablo Escobar, qu’il produit. Kleber Mendonça Filho prend donc sa place aux côtés de la réussite de ses compatriotes avec un style et une approche qui caractérise son attrait pour les habitants de son pays. En effet, Aquarius comme son premier film, se déroule dans sa ville natale de Recife, ville côtière à l’est du Brésil, si Les bruits de Recife mettait en scène différents protagonistes vivants tous dans un même quartier, ce nouveau film se construit autour d’un personnage principal et de son domicile. Clara est une femme d’âge mûr qui attire toujours le regard des hommes, veuve depuis des années, elle profite de la douceur de vivre et de bains matinaux dans l’océan à portée de fenêtre. Mais cette mélomane est sur le point de perdre ce qui rend son quotidien si doux : dernière propriétaire de sa résidence, elle doit faire face à la pression de promoteurs qui n’ont que faire de l’attache émotionnelle que porte Clara à son habitat… Le cinéaste brésilien fait preuve d’une grande affection pour Clara dont il dresse un portrait à la fois tendre et nostalgique dans un film mélodieux qui fait de la dignité d’une femme la résistance d’une vie.

Les photos en noir et blanc qui ouvrent le film invitent d’emblée le spectateur dans un temps passé et inscrivent l’histoire dans l’idée d’un héritage de valeurs humaines comme topographiques : cette plage, qui sera l’horizon constant de Clara, traverse les époques comme la vie de cette femme touchante. L’importance de la lignée et du souvenir trouve sa place dès le préambule d’une fête d’anniversaire où déjà chacun se remémore tout en faisant la passerelle vers l’avenir : la vielle tante repense à sa jeunesse tandis que ses jeunes descendants font un discours. C’est très finement que le réalisateur pense l’ellipse qui suit : d’une façon simple et gracieuse, il passe d’une époque à l’autre en instituant l’idée que la transmission des lieux et des choses s’accompagnent de leur mémoire propre (la commode en deviendra l’objet symbole). Cela sera développé par Clara elle-même lors de la scène de l’interview où elle tente d’expliquer comment un vinyle ancien qu’elle possède a du vécu, raconte une histoire unique, palpable, a contrario d’un morceau de musique dématérialisé. Il faut dire que cette ancienne spécialiste musicale a une imposante collection de vinyles qui n’ont pas le temps de prendre la poussière tant elle les fait tourner sur sa platine. Clara profite de l’existence entouré des vestiges stimulants d’un passé désormais en danger, ce que Kleber Mendonça Filho restitue avec une vraie idée de mise en scène. En effet, lors de la visite des promoteurs, un ample mouvement de caméra accompagne leur trajet sans quitter l’appartement de Clara, mettant ainsi en tension la menace extérieure et la paix intérieure (Clara assoupie sur son hamac). Si cela paraît d’abord insolite, on remarque également rapidement la récurrence de plans sur les pieds des protagonistes : rien de fétichiste, mais la volonté de montrer des gens en prise avec leur milieu, en contact avec un sol qu’ils foulent et qu’ils s’approprient dans ce qui est leur quotidien. En opposition avec les promoteurs qui souillent cette terre qu’ils veulent s’approprier (voir la scène filmée au ras du seuil de la porte où Clara repousse, à plusieurs reprises, la brochure intrusive).

C’est dans une guerre d’usure que se trouve empêtrée la combattive Clara : les rapports à fleurets mouchetés avec les entrepreneurs se transforment en une relation à couteaux tirés où ces derniers essayent de polluer la vie de la récalcitrante propriétaire avec de multiples nuisances. Mais la tempérée et vivace femme aux cheveux d’un noir profond, qu’elle noue et dénoue en un séduisant rituel féminin (et qui seront d’ailleurs le titre d’une des trois parties du film), n’est pas abattue pour autant, voire même se laisse griser par l’orgie qui se déroule au-dessus de chez elle dans un ironique et amusant pied-de-nez à ses oppresseurs. Le cinéaste a fait appel à l’iconique actrice brésilienne Sonia Braga (qui jouait dans le troublant Le baiser de la femme araignée en 1985, autre film brésilien ayant marqué les esprits) pour le rôle de Clara qui lui va comme une évidence. Elle porte avec flegme et séduction un personnage émouvant qui n’aspire qu’au bien-être, elle qui est une survivante refuse le capital pour se délecter du sentimental. La galerie de personnages qui l’entourent (ses amies, ses enfants, sa fidèle aide-ménagère) participent à la diffusion d’une bienheureuse chaleur humaine qui se voit autant qu’elle s’écoute. Car Aquarius fait de sa bande-son brésilienne (Heitor Villa-Lobos en tête) la musique d’une résilience : celle d’une femme riche de ses expériences et qui veut continuer à choisir son existence. Kleber Mendonça Filho signe un film duveteux qui fait du portrait d’une femme un acte militant.

Publié sur L'Obs.com

28/09/2016

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire