lundi 31 octobre 2016

► LA FILLE INCONNUE (Cannes 2016)

Écrit et réalisé par Jean-Pierre et Luc Dardenne


                       ... Les symptômes de la culpabilité


Entre les frères Dardenne et le festival de Cannes, c’est plus qu’une histoire d’amour qui dure, ce rituel des beaux jours les fait entrer dans la légende du rendez-vous cannois : leur dernier film, La fille inconnue, devient leur septième long-métrage projeté en compétition officielle. Ce qui représente quasiment l’intégralité de leur filmographie. En effet, depuis la révélation public et critique de Rosetta (1999) qui valut aux frères belges la palme d’or et la reconnaissance, tous leurs films suivants ont pris le chemin de Cannes. Devenus incontournables, au grand dam de certains, ces lauréats de deux palmes d’or (fait rarissime) n’ont que peu déçu tant leurs films, bien qu’âpres, ont toujours cette sincérité forte et ce regard brut sur la société et ceux qui la composent. Les Dardenne, c’est aussi un style qui bouscule le spectateur, entre caméra à l’épaule et histoire qui débute brusquement. La fille inconnue est également dans la lignée de leur choix d’acteurs : il y a les habitués, comme le fidèle Jérémie Renier ainsi qu’Olivier Gourmet et Fabrizio Rongione. Et puis il y a la figure féminine récurrente, qui change de visage : après Cécile de France (Le gamin au vélo) ou encore Marion Cotillard (Deux jours, une nuit), c’est à Adèle Haenel, consacrée l’année dernière par le César de la meilleure actrice pour Les combattants (qui faisait suite à celui du meilleur second rôle en 2014 pour Suzanne), que les frères font confiance pour incarner la femme « dardennienne ». Cette dernière, c’est Jenny Davin, jeune docteur qui termine un remplacement dans un cabinet de ville. Aidée d’un étudiant stagiaire, elle enchaîne les consultations, alors, quand un soir la sonnette retentit, bien après l’heure de fermeture, sans même jeter un coup d’œil Jenny refuse d’aller ouvrir. Mais la police lui apprend bientôt qu’un corps de femme a été retrouvé à proximité et qu’il s’agit de la personne à qui elle n’avait pas ouvert ce fameux soir… Rongée par le remord, le docteur Davin entame alors une quête personnelle pour mettre un nom sur cette fille inconnue qui la hante, quitte à susciter l’hostilité et le danger. Les deux réalisateurs auscultent les tourments de leur personnage avec une approche frontale qui fait toujours mouche : la proximité de leur caméra dénuée d’artifice fait du film une variation engageante sur les symptômes de la culpabilité.

« Il faut prendre du recul par rapport à tes émotions » : la phrase cinglante de Jenny s’adresse à son stagiaire et c’est précisément ce qu’elle ne va pas elle-même appliquer, dépassée par une décision qui va bouleverser sa vie. La fille inconnue n’est qu’une image du visiophone du cabinet, quelques secondes d’apparition pour une remise en cause profonde : comme souvent chez les Dardenne, la brutalité est au cœur d’une implosion intime. La Rosetta du film éponyme voyait son quotidien basculer à l’instant de son licenciement tout comme Sandra dans Deux jours, une nuit, confrontée à un douloureux ultimatum ou encore le père endeuillé dans Le fils qui voyait subitement le meurtrier de son enfant surgir dans son existence. Jenny éprouve donc un choc, à rebours, quand elle prend conscience des effets de son refus d’ouvrir la porte. Le film va fonctionner tel un diagnostic : partir de la constatation pour arriver à la cause. C’est tout le sens de la première scène où Jenny écoute la respiration d’un patient, à plusieurs reprises, consciencieuse et déterminée, pour s’assurer de la bonne pathologie. Ce qui va s’apparenter à une enquête procède ainsi par recoupements, observations et questionnements, ce que les cinéastes belges savent parfaitement faire de façon anti-spectaculaire et profondément salutaire. Car si la caméra se fait moins mouvante que par le passé, c’est que Jenny cherche un apaisement : celui de sa propre culpabilité mais aussi celui de la fille inconnue, enterrée avec les indigents, et à qui elle veut rendre au moins la dignité de son identité. La photo de la malheureuse accompagne d’ailleurs Jenny en permanence via son portable : elle devient une présence physique au quotidien, le miroir d’une culpabilité qui colle à l’esprit comme au lieu du drame. Jenny quitte précisément son domicile pour s’installer nuit et jour à l’endroit où sa décision la travaille : son cabinet devient l’épicentre du souvenir traumatique et le retentissement de la sonnette le rappel du soir fatidique. 

Ce triste événement est ainsi déclencheur d’une réaction en chaîne : Jenny renonce au confort du travail dans un cabinet médical d’associés pour se consacrer à des patients plus précaire mais desquels elle se sent plus proche. Certains ne semblent d’ailleurs pas étrangers à l’affaire de la mort de la fille inconnue : le sentiment de culpabilité se diffuse dans une atmosphère où le mutisme règne et où le symptôme médical désigne ceux dont le corps encaisse mal les secrets. Chacun est tiraillé par des contradictions qui n’aident pas une Jenny combattive qui va de l’avant. C’est à cela aussi qu’on reconnaît un personnage féminin chez les Dardenne : sa capacité à avancer, à rebondir, à aller au bout de ses convictions, en un mot : à refuser la fatalité.  Adèle Haenel incarne avec aplomb cette femme médecin chamboulée par elle-même et par les autres, ses rapports conflictuels avec son stagiaire taiseux participent d’une prise de conscience où l’obstination permet la libération de la parole et la compréhension. Jenny est donc un docteur coriace qui revient à la charge sans jamais renoncer, n’hésitant pas à aller où sa persévérance la mène, comme avec son stagiaire qu’elle retrouve loin du cabinet. Le film des frères Dardenne est une réconfortante thérapie de terrain où le serment de Jenny, rendre son nom à une inconnue, devient le remède à sa propre perte de sens identitaire. 
 
12/10/2016

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