Écrit et réalisé par Jean-Pierre et Luc Dardenne
... Les symptômes de la culpabilité
Entre les frères Dardenne et le
festival de Cannes, c’est plus qu’une histoire d’amour qui dure, ce rituel des
beaux jours les fait entrer dans la légende du rendez-vous cannois : leur
dernier film, La fille inconnue,
devient leur septième long-métrage projeté en compétition officielle. Ce qui
représente quasiment l’intégralité de leur filmographie. En effet, depuis la
révélation public et critique de Rosetta (1999)
qui valut aux frères belges la palme d’or et la reconnaissance, tous leurs
films suivants ont pris le chemin de Cannes. Devenus incontournables, au grand
dam de certains, ces lauréats de deux palmes d’or (fait rarissime) n’ont que
peu déçu tant leurs films, bien qu’âpres, ont toujours cette sincérité forte et
ce regard brut sur la société et ceux qui la composent. Les Dardenne, c’est
aussi un style qui bouscule le spectateur, entre caméra à l’épaule et histoire qui
débute brusquement. La fille inconnue
est également dans la lignée de leur choix d’acteurs : il y a les
habitués, comme le fidèle Jérémie Renier ainsi qu’Olivier Gourmet et Fabrizio
Rongione. Et puis il y a la figure féminine récurrente, qui change de
visage : après Cécile de France (Le
gamin au vélo) ou encore Marion Cotillard (Deux jours, une nuit), c’est à Adèle Haenel, consacrée l’année
dernière par le César de la meilleure actrice pour Les combattants (qui faisait suite à celui du meilleur second rôle
en 2014 pour Suzanne), que les frères
font confiance pour incarner la femme « dardennienne ». Cette
dernière, c’est Jenny Davin, jeune docteur qui termine un remplacement dans un
cabinet de ville. Aidée d’un étudiant stagiaire, elle enchaîne les
consultations, alors, quand un soir la sonnette retentit, bien après l’heure de
fermeture, sans même jeter un coup d’œil Jenny refuse d’aller ouvrir. Mais la
police lui apprend bientôt qu’un corps de femme a été retrouvé à proximité et
qu’il s’agit de la personne à qui elle n’avait pas ouvert ce fameux soir… Rongée
par le remord, le docteur Davin entame alors une quête personnelle pour mettre
un nom sur cette fille inconnue qui la hante, quitte à susciter l’hostilité et
le danger. Les deux réalisateurs auscultent les tourments de leur personnage
avec une approche frontale qui fait toujours mouche : la proximité de leur
caméra dénuée d’artifice fait du film une variation engageante sur les
symptômes de la culpabilité.
« Il faut prendre du recul par rapport à tes émotions » :
la phrase cinglante de Jenny s’adresse à son stagiaire et c’est précisément ce
qu’elle ne va pas elle-même appliquer, dépassée par une décision qui va
bouleverser sa vie. La fille inconnue n’est qu’une image du visiophone du
cabinet, quelques secondes d’apparition pour une remise en cause profonde :
comme souvent chez les Dardenne, la brutalité est au cœur d’une implosion
intime. La Rosetta du film éponyme voyait son quotidien basculer à l’instant de
son licenciement tout comme Sandra dans Deux
jours, une nuit, confrontée à un douloureux ultimatum ou encore le père
endeuillé dans Le fils qui voyait
subitement le meurtrier de son enfant surgir dans son existence. Jenny éprouve
donc un choc, à rebours, quand elle prend conscience des effets de son refus
d’ouvrir la porte. Le film va fonctionner tel un diagnostic : partir de la
constatation pour arriver à la cause. C’est tout le sens de la première scène
où Jenny écoute la respiration d’un patient, à plusieurs reprises,
consciencieuse et déterminée, pour s’assurer de la bonne pathologie. Ce qui va
s’apparenter à une enquête procède ainsi par recoupements, observations et
questionnements, ce que les cinéastes belges savent parfaitement faire de façon
anti-spectaculaire et profondément salutaire. Car si la caméra se fait moins
mouvante que par le passé, c’est que Jenny cherche un apaisement : celui
de sa propre culpabilité mais aussi celui de la fille inconnue, enterrée avec
les indigents, et à qui elle veut rendre au moins la dignité de son identité.
La photo de la malheureuse accompagne d’ailleurs Jenny en permanence via son
portable : elle devient une présence physique au quotidien, le miroir
d’une culpabilité qui colle à l’esprit comme au lieu du drame. Jenny quitte
précisément son domicile pour s’installer nuit et jour à l’endroit où sa
décision la travaille : son cabinet devient l’épicentre du souvenir
traumatique et le retentissement de la sonnette le rappel du soir fatidique.
Ce triste événement est ainsi
déclencheur d’une réaction en chaîne : Jenny renonce au confort du travail
dans un cabinet médical d’associés pour se consacrer à des patients plus
précaire mais desquels elle se sent plus proche. Certains ne semblent
d’ailleurs pas étrangers à l’affaire de la mort de la fille inconnue : le
sentiment de culpabilité se diffuse dans une atmosphère où le mutisme règne et
où le symptôme médical désigne ceux dont le corps encaisse mal les secrets.
Chacun est tiraillé par des contradictions qui n’aident pas une Jenny
combattive qui va de l’avant. C’est à cela aussi qu’on reconnaît un personnage
féminin chez les Dardenne : sa capacité à avancer, à rebondir, à aller au
bout de ses convictions, en un mot : à refuser la fatalité. Adèle Haenel incarne avec aplomb cette femme
médecin chamboulée par elle-même et par les autres, ses rapports conflictuels
avec son stagiaire taiseux participent d’une prise de conscience où
l’obstination permet la libération de la parole et la compréhension. Jenny est donc
un docteur coriace qui revient à la charge sans jamais renoncer, n’hésitant pas
à aller où sa persévérance la mène, comme avec son stagiaire qu’elle retrouve
loin du cabinet. Le film des frères Dardenne est une réconfortante thérapie de
terrain où le serment de Jenny, rendre son nom à une inconnue, devient le
remède à sa propre perte de sens identitaire.
12/10/2016
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