Réalisé par
C’est un de ces rôles qui marque
une carrière, quand une actrice se glisse dans la peau d’une figure iconique :
Natalie Portman est Jackie Kennedy dans le film éponyme de Pablo Larraín. Le
réalisateur a pris du galon en se retrouvant propulsé à la tête d’un film
mettant en scène un pan tragique de l’histoire américaine à travers l’une de
ses représentantes les plus appréciées. Il s’agit typiquement du genre de rôle
qui pourrait valoir à l’actrice une seconde récompense suprême. En effet,
nommée dans la catégorie Meilleure actrice, elle avait déjà remporté l’Oscar
pour son rôle de danseuse étoile dans Black
Swan (de Darren Aronofsky, qui devait d’ailleurs à l’origine réaliser Jackie). Ce qui la ferait entrer dans le
cercle très restreint des actrices ayant eu deux fois la prestigieuse
statuette, à l’instar de Jodie Foster. C’est donc un réalisateur chilien qui pose
son regard sur cette période singulière qui suit le funeste 22 novembre 1963 où
John Fitzgerald Kennedy, le trente-cinquième président des États-Unis, fut
assassiné. Pablo Larraín est un cinéaste engagé dont la plupart des films
traitent de l’histoire politique de son pays natal à travers des destins
individuels, ce qui sera également le cas pour Jackie, avec ce regard extérieur pertinent. Tony Manero se passe sous la dictature de Pinochet tandis que Santiago 73, post mortem, a lieu pendant
le coup d’état et No relate les
derniers instants du régime, quand le peuple votera le départ du général lors
du référendum de 1988. Récemment était sorti son biopic protéiforme et
surprenant consacré au célèbre poète Pablo Neruda. C’est donc en cinéaste habitué
à mêler l’intime et le public, l’histoire officielle et les vies imaginées que Pablo
Larraín aborde Jackie en partant de
l’interview qu’elle donna une semaine après la mort de son mari au magazine Life. Tel est le point d’ancrage d’un
film admirablement mis en scène, bénéficiant de l’interprétation saisissante
d’une Natalie Portman habitée ; Jackie
est le portrait élégiaque d’une femme dans le tourbillon d’un deuil qui
appartient à l’Histoire.
Comme dans tout biopic se pose la
question de l’angle et de la période : quel regard poser et sur quels
moments ? Ce choix est déterminant car il oriente le film et lui donne sa
saveur. La décision de consacrer le film aux jours qui suivent la tragédie se
révèle des plus intéressantes car il y a là un nœud dramatique qui donne
matière à récit. C’est également peut-être l’approche la plus intime qui
soit : celle de la mort d’un mari, d’un père et du président d’une nation.
De Jackie Kennedy on connait les images officielles, protagoniste malgré elle
du célèbre film amateur d’Abraham Zapruder qui filma en direct les événements,
mais comment cette femme a-t-elle vécue de l’intérieur ce choc mondial qui
était avant tout pour elle une horreur personnelle ? Pablo Larraín inscrit
d’emblée son film dans une démarche formelle en faisant le choix inaccoutumé du
16 mm (improbable à l’heure du numérique mais également pour une production de
cette ampleur !), ce qui donne un format de projection resserrée, là-aussi
inhabituel, de 1.66 : 1. Il en résulte un grain important que l’abandon de
la pellicule avait fait disparaître des écrans. Ce pari cinématographique se
révèle gagnant : outre un côté suranné et séduisant de l’image qui
rappelle l’époque, ces options permettent au réalisateur d’insérer avec une
grande fluidité et souvent discrètement des images réelles issues des archives
télévisuelles. Il en fait même d’ailleurs un fil rouge à travers la visite
filmée de la Maison-Blanche que Jackie avait organisée en 1962 pour la chaine
CBS, le montage alterne subrepticement le réel et la fiction, en conservant une
partie du son d’origine pour que les deux espaces-temps se superposent dans un
effet troublant et gracieux. Cette séquence morcelée qui ponctue le film prend
la valeur symbolique d’un destin qui se fera, pour le meilleur et pour le pire,
devant les caméras du monde et pose la problématique de la représentation.
Car la question de la trace laissée
par Jackie et son mari, elle qui va devoir laisser la place, est fondamentale
pour une veuve qui a peur de finir oubliée, voire indigente comme la femme de
Lincoln. Le reportage, rejoué en grande partie par Natalie Portman, s’intéresse
aux changements décoratifs effectués par la première dame, qui a souhaité
laissé ainsi son empreinte. La scène où il lui faut quitter une maison qui
n’est désormais plus la sienne est terrible et la réalisation impeccablement
allusive : un simple coup d’œil vers sa successeuse en train de choisir de
nouveaux tissus dit tout du trouble d’une femme dépouillée d’une vie. Pablo
Larraín met le funeste en scène d’une façon entêtante, accompagné en cela par un
motif musical leitmotiv dissonant qui fait ressentir profondément le
vacillement de Jackie. De la même façon, les séquences où elle déambule seule
dans les pièces vides de la Maison-Blanche sont remarquables dans ce qu’elles
expriment du désarroi. Natalie Portman impressionne dans sa composition, elle
réussit ce qui était nécessaire : nous emmener au-delà du personnage
connu, faire vibrer les failles d’une femme traumatisée qui a tenu dans ses
mains les restes du cerveau de son mari. Le cinéaste n’élude pas ce geste tant
il est un acte d’amour désespéré. Le fameux tailleur rose que Jackie Kennedy
portait ce jour-là nous est montré taché de sang, tout comme son visage :
derrière l’apparat pour lequel elle était réputée et que la prestance de
Natalie Portman restitue bien, émerge la souillure, rare moment d’abandon à
l’émotion pour celle qui ne veut pas perdre le contrôle de son image.
L’organisation des funérailles montre une femme qui n’hésite pas à tenir tête
aux officiels lors de savoureuses scènes à l’ironie mordante : les choses
se feront à sa façon. Voilà pourquoi elle dicte même au journaliste sa vision
idéalisée de son séjour à la Maison-Blanche en faisant une comparaison avec la
comédie musicale de Broadway Camelot.
A la douce rêverie d’un lieu protégé légendaire répond un film à la séduction
funèbre où le cauchemar peut-être vécu à condition de se l’approprier.
04/02/17
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