Écrit et réalisé par Barry Jenkins, d'après l'oeuvre de Tarell Alvin McCraney
... La fidélité à l'instant
Inconnu chez nous, le réalisateur
américain Barry Jenkins devrait gagner une notoriété méritée avec un second
long-métrage nommé à 7 reprises aux Oscars dont deux nominations dans les
prestigieuses catégories de Meilleur film et Meilleur réalisateur. Moonlight est l’adaptation d’une pièce du
dramaturge Tarell Alvin McCraney et c’est à nouveau Barry Jenkins qui est son
propre scénariste, comme il l’avait été pour son premier film : Medecine for melancholy (2008). L’histoire
était celle d’un couple dont on suivait la relation pendant 24 heures dans un
quartier en pleine mutation, installant ainsi déjà des thèmes qui huit ans plus
tard se retrouveront dans Moonlight. Le
réalisateur met en effet une seconde fois à l’honneur des personnages
afro-américains dans des lieux ghettoïsés où la mixité n’existe pas, c’est Miami
(ville natale du réalisateur comme de l’auteur) qui sert de décor à une
histoire poignante sur le devenir de soi et de ses sentiments à travers trois
âges de la vie : l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte. Chiron est un
enfant sans père qui vit avec une mère souvent droguée, introverti, il est le souffre-douleur
de camarades qui ont déjà vu en lui une différence dont il n’a même pas
conscience. Sa rencontre avec Juan, un dealer en chef du quartier, va être la
première étape d’une existence qu’il va tenter d’apprivoiser comme il pourra.
On le retrouvera au moment de la bascule qu’est l’adolescence où il devra faire
face à ce qu’il est avant que la maturité ne l’installe dans une vie plus subie
que choisie : le temps alors du bilan et d’une confession, comme une
délivrance… Barry Jenkins filme avec une douce intensité le récit intime d’un
parcours, celui d’un enfant qui se construit contre et non pas avec les
autres. Moonlight nous mène au fil du
temps avec une rare sensibilité qui donne au personnage principal, comme aux
secondaires, une juste attention qui fait du film une ode à la recherche de la
tendresse perdue.
L’affiche du film (trois visages
en un) parvient à synthétiser efficacement l’idée des trois moments de vie de l’histoire,
signalés à l’écran par trois cartons qui désignent successivement et
chronologiquement le personnage. Little,
Chiron et Black : la première appellation est le surnom que lui donnent
ses compagnons de classe, la seconde fait référence à son vrai prénom et
correspond au moment où il affirme ses sentiments, la dernière renvoie à l’adulte
qu’il est devenu et au surnom que lui donnait
son seul ami et l’objet de son affection, le déterminant Kévin (interprété par André
Holland à l’âge adulte). C’est l’une des intéressantes idées du film, qui en compte
de nombreuses : filer la métaphore de la quête identitaire à travers la
façon dont se fait appeler le personnage, ce qui marque à chaque fois une
évolution. « A un moment, il faut
choisir qui tu es », tel est la préconisation de Juan (Mahershala Ali)
qui a pris le jeune garçon sous son aile. Ce dernier, refugié dans une maison
abandonnée pour fuir les persécutions des autres élèves, est découvert par cet homme
imposant qui, littéralement, lui ouvre une fenêtre, sur l’extérieur mais
surtout sur la vie. La belle séquence de la baignade dans la mer prend des airs
de bain initiatique : ce père de substitution et sa compagne Teresa (Janelle
Monáe) deviennent un point de repère pour ce gamin livré à lui-même. Ce second
foyer où il trouve du réconfort n’est pas sans se retourner contre lui car sa
mère (Naomie Harris), pourtant pas en état de s’occuper de lui, lui reproche
vivement ces échappées. La mise en confiance du garçonnet se fait
progressivement dans une bienveillance résumée par la façon dont Teresa décide
de l’appeler : non pas Little mais bien Chiron, affirmant en cela sa
volonté de prendre en compte celui qu’il est vraiment. Cette subtilité est
celle du film qui, dans sa réalisation comme dans le traitement des
protagonistes, fait preuve d’une retenue qui l’honore. Comme lorsque Chiron,
adolescent, se fait une fois de plus maltraité par les mêmes (poids du quartier
d’enfance) et qu’ils insultent Teresa : la colère monte et s’exprime, une
fois les agresseurs partis, dans un bref mouvement, les poings serrés, qui révèle
une détresse comme une rage latente.
Dans l’esprit du fameux Boyhood (2014), Moonlight est la chronique d’une existence qui permet de montrer l’évolution
d’un personnage aux périodes clés de sa vie. Au défi du film de Richard
Linklater (le même acteur filmé à différents âges), Barry Jenkins préfère permuter
trois acteurs pour incarner un destin. Le casting était donc fondamental et il s’avère
en osmose avec les traits de caractère du protagoniste. Alex Hibbert joue l’enfant
mutique avec conviction tandis qu’Ashton Sanders est cet adolescent chétif qui
ouvre son cœur à son ami. Enfin, Trevante Rhodes est l’adulte, métamorphosé en
une copie de son père spirituel, Juan. L’enfant timide et l’ado maigrichon ont
disparus derrière un corps travaillé à la fonte que la caméra du cinéaste ne
manque pas de pointer. Car cette carrure inattendue, avec l’attirail qui va
avec (chaine, gouttière en or pour les dents, attitude de macho), est
évidemment révélatrice d’une carapace outrancière qui s’inscrit en réaction à
un passé traumatique. Cette extériorisation d’une idée de la virilité (lui qui
était traité de « tapette ») agit comme une rupture physique et
mentale : c’est désormais lui qui donne les ordres, il ne subit plus ceux
des autres. « Ne baisse pas les yeux »
lui avait enseigné Teresa, ce qu’il mettra en pratique dans l’une des scènes
les plus marquantes entre lui et Kévin où ce dernier devra faire un choix déchirant
et violent qui changera le cours des choses. Comme dans Le Secret de Brokeback Mountain (2005), Barry Jenkins brise un
tabou, aux cow-boys du film d’Ang Lee, succède la représentation d’un
personnage noir homosexuel pourvu de la masculinité d’un chef de gang de
dealers. L’imagerie collective prend un coup salutaire dans une dernière partie
où la mise en scène excelle à faire minutieusement émerger un aveu
viscéral et bouleversant.
01/02/17
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