mercredi 26 avril 2017

► LA COLERE D'UN HOMME PATIENT (2017)

Réalisé par Raúl Arévalo ; écrit par Raúl Arévalo et David Pulido



... La froide équipée


Si nous avons nos Césars, les espagnols ont leurs Goyas et ces derniers ont d’ailleurs lieu également en Février, la prestigieuse cérémonie ibérique a ainsi récemment décernée ses récompenses à l’occasion de sa 31ème édition et La colère d’un homme patient (Tarde para la ira) de Raúl Arévalo en a remportés pas moins de 4 ! Meilleur film, meilleur nouveau réalisateur, meilleur scénario et meilleur acteur dans un second rôle pour Manolo Solo, de quoi se faire remarquer en dehors de son pays. Le festival international du film policier de Beaune ne s’y est d’ailleurs pas trompé en attribuant à son tour deux prix au film espagnol : celui du jury ex-aequo et celui de la critique, de quoi confirmer l’intérêt pour ce qui est le premier film de son réalisateur, connu jusqu’ici comme acteur. En effet, Raúl Arévalo est très populaire en Espagne où il est apparaît aussi bien dans des séries qu’au cinéma ou au théâtre, ses rôles lui ont permis de remporter plusieurs prix dans son pays d’origine. Après un court-métrage en 2008, il passe donc à la réalisation de son premier long avec un talent certain. Il ne choisit pas la facilité en proposant un thriller sec et violent qui prend la forme d’un road-movie vengeur. José fréquente le bar d’un centre-ville, il est un ami du patron dont le beau-frère doit sortir de prison dans quelques jours. Lié à la sœur de ce dernier, Ana, dont il a un enfant, Curro est un dur qui vient de passer 8 ans derrière les barreaux pour un braquage qui a mal tourné. Il était le chauffeur et fut le seul à se faire arrêter. Alors que José est troublé par Ana, Curro réintègre le foyer : c’est le moment que choisit José pour le contacter : il a besoin de renseignements sur les complices qu’il n’a jamais dénoncés… Au fil du temps, le film de vengeance a fini par devenir un genre à part entière mais tous n’ont pas la même qualité et encore moins la même ambition. La colère d’un homme patient se distingue et évite quant à lui l’emphase pour mieux être en phase avec des personnages embarqués dans une froide et atypique équipée qui se révèle être une partie de poker au suspense affuté et meurtrier.

Récompensé à juste titre, le travail sur le scénario se fait sentir dès le début : le film est scindé en quatre modules introductifs annoncés par des cartons (Le bar, la famille, Ana, Curro) et un cinquième (La colère) qui déroulera la traque proprement dite. L’histoire ménage son spectateur en distillant des éléments épars et en jouant sur les fausses pistes. C’est finalement José (Antonio de la Torre), l’ami de la famille, qui semble étrangement s’intéresser à cette affaire classée du braquage. Son duel à la table de poker avec un Curro (Luis Callejo) fraîchement sorti prend tout son sens à rebours : la tension qui est alors palpable n’est rien face à ce qui attend les deux hommes et cette fois-ci, José ne se contentera pas d’abattre des cartes. L’affrontement change de dimension et procède par inversion : le calme et terne José se transforme en meneur déterminé et implacable tandis que l’ex-taulard nerveux et impulsif devient l’outil d’une vengeance, subissant les manœuvres d’un homme qui n’a pourtant a priori ni le caractère ni la carrure pour mener ses expéditions punitives. Tel était le cas de Dwight dans le fameux Blue Ruin (la surprise du cinéma indépendant en 2014) ou encore de Diane dans Moka (2016), l’un voulant venger ses parents, l’autre son fils : tous ces personnages ont en commun une cassure qui a nourri une douleur viscérale, faisant de ces êtres ordinaires, des protagonistes en quête du pire. José a ainsi basculé dans une nature qui n’est pas la sienne et qu’il va acquérir au fur et à mesure, c’est là toute la subtilité du film. Il faut le voir tremblant face à Curro alors même qu’il vient de le contacter pour lui exposer son plan, à la violence physique de ce dernier répond un homme impassible qui encaisse et que les passages à l’acte ne feront qu’endurcir tandis que Curro se liquéfiera. 

La scène du premier meurtre est à ce propos remarquable dans la gestion de son intensité : trois personnages et un tournevis suffise au réalisateur pour composer crescendo un moment fort qui lance la sauvagerie et montre le basculement de José. Les deux compères de circonstance ont retrouvé Triana (Mano Solo), l’un des braqueurs, et sont avec lui dans un sous-sol quand surgit l’opportunité d’en finir. La mise en scène s’appuie sur un contraste entre la future victime lancée dans une joyeuse logorrhée, un Curro qui ignore comment compte agir José, et ce dernier dont l’acte germe en direct. Cette haletante hésitation sera reprise dans la scène de la voiture où, jusqu’au dernier moment, chacun semble ignorer (spectateur compris), si José va descendre ou pas pour suivre le second braqueur. Efficace. D’autant plus que Raúl Arévalo filme cette échappée macabre avec un parti pris qui est celui du gros plan, faisant ainsi de cette proximité le récit d’une intimité implicite : celle de deux hommes qui agissent par amour, chacun pour une femme, soit perdue, soit en danger. Et l’unique scène où José ose la confession (séquence de la nuit à l’hôtel) est précisément filmée non pas en plan rapproché, commun à ce genre de situations, mais en plan large, dans une pénombre qui ne montre même pas son visage, seule sa voix se dévoile dans une mise en scène à la distance pudique pour cet instant explicitement sensible. Le réalisateur, qui décidemment se différencie positivement, a également fait le choix de tourner en Super 16, ce retour à la pellicule (de plus en plus rare) confère à l’image un grain important qui lui donne cette rugosité qui n’est autre que celle de l’histoire à laquelle on assiste. La colère d’un homme patient est une découverte qui mérite amplement que le spectateur suive ces deux hommes jusqu’au bout d’un périple au chemin du retour incertain…

26/04/2017

lundi 17 avril 2017

► THE YOUNG LADY (2017)

Réalisé par William Oldroyd ; écrit par Alice Birch d'après l’œuvre de Nikolaï Leskov



... La femme à la fenêtre


Au titre original explicitant une thématique et une filiation, la traduction française a étrangement choisi l’évasif et passe-partout The Young Lady, mais c’est bien Lady Macbeth qu’a choisi le réalisateur britannique William Oldroyd pour son film, d'après le roman Lady Macbeth du district de Mtsensk (1865) de Nikolaï Leskov. Et cette désignation est lourde de sens car indissociable du personnage shakespearien.  Si le célèbre auteur russe fait référence à la tragédie médiévale, il ne s’agit pas pour autant de la même histoire et le personnage n’est pas celui de la pièce mais la femme dont il va dépeindre l’existence va se révéler aussi cruel et vénéneuse que son modèle. Le roman a déjà fait l’objet de plusieurs adaptations : un opéra (celui de Dmitri Chostakovitch en 1934) et deux films (Lady Macbeth sibérienne (1961), d’Andrej Wajda, disparu fin 2016) et Katia Ismailova (1994), de Valeri Todorovski. Habituellement située en Russie comme l’intrigue originelle, c’est dans la campagne anglaise à l’époque victorienne que l’action du film de William Oldroyd est transposée, à l’instar d’un autre roman emblématique : Les Hauts de Hurlevent. Car c’est également une romance noire qui se répand dans ce film de grande tenue, celle entre une jeune épouse délaissée et un palefrenier rustre, subjugué par une femme qui découvre son pouvoir de persuasion et qu’elle est capable du pire pour assouvir ses désirs. Vendue tel un lot avec un lopin de terre, Katherine est contrainte d’épouser un homme qu’elle ne connait pas et qui ne la désire pas. Ce dernier ne tarde d’ailleurs pas à profiter de la première occasion pour quitter le domicile conjugal, appelé loin pour affaires. Seule, la jeune mariée se morfond, forcée par son beau-père à attendre l’hypothétique retour de son mari. Prise au piège d’une routine sclérosante, Katherine reçoit un choc émotionnel lors de sa rencontre brutale avec un employé, Sebastian. L’homme devient l’objet de toutes ses attentions : il est le poumon d’une vie étouffante, l’adrénaline d’un corps léthargique. Désormais, brisant les convenances, elle va découvrir qu’elle n’a pas de limites pour préserver cette relation moins romantique que tragique. Premier long métrage remarqué de William Oldroyd, The Young Lady est une enjôleuse descente aux enfers qui glace autant qu’elle est efficace.

Le film s’ouvre sur une Katherine sous son voile blanc de mariage, le mari est déjà hors champ et la perdition à l’œuvre : alors qu’elle chante, la voilà soudain comme perdue, hésitante alors que s’élève des voix masculines qui couvre la sienne. C’est bien là son destin qu’impose le montage : devoir d’obéissance et de soumission. La suite met en place ce carcan existentiel qui passe par les rituels d’un quotidien aux airs de Sisyphe : le lever (la scène se répète à dessein) avec l’entrée de la bonne et l’ouverture des volets, le coiffage (dans la douleur) et l’habillage (le sévère corset) puis enfin l’attente (figée sur un canapé dans sa robe bleue) puisqu’elle est astreinte à l’intérieur. La morosité est de mise pour cette vie qui n’en n’est pas une, la réalisation file d’ailleurs le motif classique de la femme à la fenêtre en filmant à plusieurs reprises Katherine dans des poses picturales, le regard tourné vers cet extérieur qui lui est prohibé, promesse d’un ailleurs, d’une échappée mais aussi d’une folie insoupçonnée. Un plan très signifiant en montre toute l’attraction : en plan large, au bord du cadre, l’épouse attristée ouvre une fenêtre mais tout l’espace est celui de la pièce qui lui sert de prison, cet extérieur n’a pas le droit à l’image comme elle n’a pas le droit d’y projeter son visage. L’élément salvateur et destructeur se trouve donc dans ce périmètre interdit que la morale de l’époque et les figures masculines (son mari, son beau-père, le prêtre) lui déconseillent de fréquenter. Sebastian, l’homme de l’extérieur, cristallise tout ce qu’elle sait illicite et même tout ce qu’elle ignore encore. Leur rencontre mêle brutalité et bestialité dans un rapport de force appelé à s’inverser, d’où la saveur particulière de la scène. Sebastian (Cosmo Jarvis) et d’autres employés s’amusent à molester la pauvre bonne de Katherine en la soumettant à la pesée tel un animal. L’autorité de la maîtresse de maison fait cesser l’offense mais pas l’arrogance de Sebastian ni l’impétuosité de Katherine qui lui lance un défi. La répulsion devient aussi vite de l’attraction dans une relation où c’est la femme qui fera de l’homme son obligé dans un paradoxal retour vers cet intérieur qu’elle voulait tant fuir.

Tel un animal ayant chassé sa proie et rentrant la déguster dans son terrier, Katherine, qui profite de l’absence des hommes de la maison, installe son amant dans un espace dans elle s’est émancipée. Le film montre bien cette évolution de comportement à travers la modification du rituel du lever : la robe de chambre est négligemment jetée au sol, la chemise de nuit n’est plus portée et le lit est même parfois vide. Ces détails sont les effets d’une passion qui brise la rigidité jusqu’ici imposée mais en se libérant ainsi, Katherine se meut en une Lady Chatterley dégénérée qui choisit le meurtre pour s’assurer la tranquillité d’une relation exclusive et surtout charnelle. Entre deux paroles sentimentales, elle glisse l’air de rien : « Si tu ne m’aimais plus, je t’étranglerais». Le ton est donné. Sa froideur, dans son implacable avancée macabrement amoureuse, a le visage de Florence Pugh : l’actrice est impressionnante dans sa façon de faire muter son personnage vers la folie au diapason d’une réalisation hiératique qui sert le propos. Les atrocités sont contrebalancées par le détachement d’une Katherine qui n’a rien à envier à son ancêtre shakespearien. Si l’empathie est absente chez cette femme qui ira jusqu’à l’innommable, elle surgit au contraire chez sa servante qui en  devient muette de terreur et met en exergue, par son silence, le comportement insensé de sa maîtresse. Après le récent Fleur de Tonnerre (Stéphanie Pillonca-Kervern, 2017), The Young Lady trouve sa place au panthéon des figures féminines assassines, William Oldroyd fait de son personnage une femme qui, en refusant l’ordre établi, sombre dans le machiavélisme et, en voulant sortir d’un huis clos, s’y enferme encore plus, descendant son escalier comme on descend aux abysses.

 17/04/2017