mercredi 18 octobre 2017

► LA BELLE ET LA MEUTE (Cannes 2017)

Écrit et réalisé par Kaouther Ben Hania, d'après l’œuvre de Meriem Ben Mohamed


... La digne indignée


Récemment, le 27 juillet 2017, le parlement tunisien a voté en faveur d’une loi historique concernant les violences faites aux femmes, instaurant une reconnaissance et une assistance qui faisait cruellement défaut à des victimes souvent négligées. Un cas en particulier a eu un écho retentissant, celui d’une jeune femme violée par des policiers et qui s’est heurtée à une société masculine et patriarcale. Ce témoignage et cette affaire éloquente ont donné naissance à un livre : « Coupable d’avoir été violée » de Meriem Ben Mohamed et que porte aujourd’hui à l’écran la réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania. « La belle et la meute » (sélection Un certain regard à Cannes) est en effet une lutte effrénée contre un système qui nie la violence faite à une femme, la radioscopie poignante et révoltante d’une société qui n’a pas encore digéré son désir de révolution et sa volonté de réforme. Le contexte politique est évidemment présent en filigrane dans un film qui aborde frontalement la question du viol, aussi tabou soit-elle, qui plus est dans un pays où la liberté des  mœurs dans l’espace public est toute relative, les autorités se référant encore à des codes de conduites archaïques. Premier pays arabe à s’être soulevé dans cette période qu’on désignera par la suite comme étant celle du « Printemps arabe », la Tunisie a vu sa jeunesse prendre la rue et scander sa révolte. Cette même jeunesse qu’on retrouve dans un film qui se déroule quelques temps après les événements. Mariam a organisé une soirée étudiante qui se déroule dans la bonne humeur, dans un hôtel près de la plage à Tunis. Mais alors qu’elle sympathise avec Youssef, rencontré sur place, sa nuit vire au cauchemar quand des policiers portent atteinte à son honneur en meurtrissant sa chair. Choquée et déboussolée, soutenue par Youssef, témoin impuissant, elle entame ce qui va être son parcours du combattant, une marche semée d’embûches, envers et contre tous, pour déposer une plainte qui ne trouve pas de résonance. Car comment faire quand la police elle-même se révèle non pas une alliée mais une adversaire des plus coriaces ? Le temps d’une nuit bouleversante, Kaouther Ben Hania nous entraine frénétiquement aux côtés de son personnage, figure féminine courageuse, ballotée d’hommes en hommes, dans un film engagé qui revendique haut et fort la fin de l’impunité.

Sujet forcément délicat car touchant à une blessure intime, violente et dégradante, La belle et la meute fait de son récit, à la base littéraire, un enjeu cinématographique des plus percutants. La réalisatrice a décidé de dérouler les péripéties de Mariam à travers neuf plans-séquences d’au moins dix minutes chacun, divisant son film en neuf chapitres, simplement désignés par un chiffre. Ce choix est en lui-même un défi car cela nécessite des répétions minutieuses, tant pour la réalisation que pour les acteurs mais le résultat est à la hauteur de l’investissement. Outre le rythme tendu, sans respiration, que cela impulse à l’ensemble, c’est le côté inextricable de l’action qui est contenu dans cette approche formelle. La caméra ne lâche pas son personnage en perdition, à l’instar des policiers ; les joutes et les affrontements se passent en continuent dans un effet de réel qui ajoute à l’emprise qui s’exerce sur Mariam. Cette caméra témoin n’est pas pour autant voyeuriste, au contraire, la réalisatrice traite d’ailleurs l’acte du viol de façon elliptique, sans néanmoins l’éluder. Ainsi, les cartons qui ponctuent l’avancée de l’histoire en chapitres commencent-ils par le chiffre 2, qui fait suite au générique, première séquence à valeur de prologue. En décidant précisément de ne pas montrer le chapitre 1 (sinon d’une façon détournée et brève ultérieurement), le film ne le rend que plus prégnant, que plus dramatique puisque la conséquence (le traumatisme de la victime) se suffit à elle-même. Cette caméra qui capte le malaise et la détresse agit comme un miroir tendu à une société qui a trop longtemps ignoré et bafoué le sort de ces femmes violentées, d’où le pertinent plan inaugural où Mariam se maquille face caméra, insouciante et joviale. C’est aussi le paradoxe d’un pays qui s’exprime dans ce début festif où le sous-sol agit comme un endroit protégé du regard des autorités (tenues et attitudes libres des jeunes femmes) alors que le monde extérieur, soumis à d’autres règles, devient un piège qui se referme sur sa victime. Sujet que Téhéran Tabou (Ali Soozandeh), sous forme d’un film d’animation, a dernièrement également soulevé avec impertinence.

« Ne renonce pas à tes droits ! » : tel est le leitmotiv qui accompagne le parcours de Mariam, lancé entre autres par Youssef (Ghanem Zrelli), embarqué malgré-lui dans une histoire qui est pour lui la suite de son combat pour la révolution. Il y fait explicitement référence face à un des policiers, symbole d’un pouvoir répressif qui n’a pas abandonné ses méthodes. Les cadrages des plans-séquences sont finement construits et vont sans cesse mettre en tension ces rapports conflictuels entre les deux jeunes et les autorités, la scène à la clinique est emblématique de cette mise en scène réfléchie. Alors que Youssef tente d’obtenir un certificat de viol auprès de l’infirmière d’accueil peu coopérative, la caméra isole Mariam dans sa détresse puis se recentre sur le refus de l’infirmière, excluant alors du cadre une Mariam qui n’est pas considérée comme une victime. Les interrogatoires successifs, et de plus en plus oppressants, que va subir cette dernière procèdent du même principe : les hommes exercent une pression sensible sur Mariam par leurs déplacements et leurs emplacements dans le champ. L’arrière-plan joue son également son rôle dans des postes de police où règne le danger. Mais les hôpitaux ne sont pas en reste : trimbalée d’un service à l’autre, la victime est à peine considérée (scène des urgences) voire méprisée (« Elle a l’air en forme »). Seules quelques âmes bienveillantes maintiennent une lueur d’optimisme. L’actrice Mariam Al Ferjani incarne formidablement avec toute l’énergie du désespoir cette descente vertigineuse et intolérable dans un enfer bien réel. Malgré toutes les vilénies que subie Mariam, son plus symptomatique acte de coercition est la nécessité de cacher ce corps qui réclame sa liberté, de dissimuler cette robe qui respire la sensualité, en s’obligeant à tout recouvrir d’un voile régressif. Voile que la jeune femme détournera dans un dernier acte de bravoure, faisant d’elle une héroïne admirable.

18/10/2017    
 

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