mercredi 1 novembre 2017

► D'APRÈS UNE HISTOIRE VRAIE (Cannes 2017)

Réalisé par Roman Polanski ; écrit par Roman Polanski et Olivier Assayas


... L'admiratrice prédatrice


Grand adaptateur d’œuvres littéraires, Roman Polanski ne pouvait passer à côté du roman de Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie, prix Renaudot et Goncourt des lycéens 2015. Car il faut dire que l’écrivaine (dont c’est la seconde adaptation d’un roman après No et moi en 2010), elle-même réalisatrice d’un film en 2014 (A coup sûr), y développe une atmosphère oppressante, une relation trouble, un suspense captivant qui a tout pour séduire un réalisateur qui aime jouer avec les frontières de l’ambigu. C’est la quatrième adaptation d’un roman français pour Polanski après ceux de Roland Topor qui donna Le locataire, Pascal Bruckner pour Lunes de fiel puis Yasmina Reza pour Carnage. La majorité des films du cinéaste sont d’ailleurs issus d’un matériau littéraire, et au vu de la réussite des adaptations précédentes, il a brillamment acquis ses galons dans cette discipline pas toujours aisée. Son choix est de collaborer étroitement avec les auteurs eux-mêmes pour l’écriture du scénario, comme ce fut le cas avec Robert Harris pour The Ghost writer entre autres. Cependant, pour son dernier film, c’est un duo inédit qu’il met en place en faisant d’Olivier Assayas son co-scénariste. Si le réalisateur (qui a obtenu le prix de la mise en scène à Cannes en 2016 pour son Personal Shopper) a été habitué à collaborer à l’écriture des films d’André Téchiné dans les années 90, il n'avait encore jamais croisé l’univers du cinéaste franco-polonais. Et c’est une alliance qui s’avère concluante car le récit, maitrisé, permet au film d’exploiter des thèmes polanskien par excellence. Soit Delphine, auteur à succès qui a du mal à se mettre à l’écriture de son prochain livre. La fameuse angoisse de la page blanche n’est interrompue que par des séances de dédicaces épuisantes. A l’une d’elles, Delphine fait la connaissance d’une femme qui retient d’emblée son attention. Cette mystérieuse apparition qui se surnomme « Elle » lui devient bientôt indispensable. Il faut dire que sans en avoir l’air mais avec détermination, cette dernière s’est immiscée dans la vie de Delphine avec ce qui semble être une obsession : lui faire écrire son « livre caché ». Mais la stimulation se transforme en pression dangereuse, car Elle est aussi bienveillante qu’irascible… Maestro du thriller psychologique, Polanski s’illustre une nouvelle fois dans cette adaptation anxiogène où l’acte de création passe par celui de la perdition.


« Je vais me fendre en deux » : la réflexion exténuée d’une Delphine éreintée par ses dédicaces, glissée presque furtivement dès le début du film, est pourtant lourde de sens, le genre de détail qu’affectionne Polanski et qui pointe le malaise, le dérèglement en cours. Ce « deux », c’est la dualité qui va être à l’œuvre, ce double c’est Elle, cet Autre aussi fascinant qu’angoissant. La première rencontre entre les deux femmes est tout sauf anecdotique, le cinéaste soigne toujours autant son incipit et y instaure le principe de la relation à venir basée sur le binôme dominante / dominée. En position basse car assise, Delphine (une Emmanuelle Seigner sur le fil que son mari fait jouer pour la cinquième fois) est déjà toisée par une Elle qui s’impose de par sa position supérieure, débout, et par son insistance (faire signer son livre), dans une attitude ferme mais gracieuse, qui pousse l’écrivaine à s’exécuter. L’inégalité du rapport est donc manifeste, ce que n’aura de cesse d’exploiter Elle, s’engouffrant énergiquement dans la faille. Delphine est en effet étreinte par une certaine faiblesse psychologique : alors que ses admirateurs louent les bienfaits de son écriture (succession des visages avides des fans au début), elle est devenue incapable décrire de nouvelles lignes (récurrence de la page blanche sur l’ordinateur). L’arrivée de Elle dans sa vie est comme une révélation, elle secoue son quotidien de façon inattendue en étant un élément déclencheur. Tel le personnage de Julie dans Swimming Pool (2003) venant troubler, là-aussi, une écrivaine en mal d’inspiration. Mais là où le personnage du film d’Ozon était solaire et provoquant, celui du film de Polanski est sombre et torturé. Elle (Eva Green, merveilleuse en sangsue implacable, du timbre de sa voix à son jeu ambivalent, une incarnation attrayante) est séduisante comme une idée de roman mais une idée vénéneuse dont Delphine ne semble pas voir les effets néfastes tant sa nouvelle amie à créer une dépendance : « Tu me sauves la vie ! » lui dit-elle pour la remercier d’un service.


Des films comme Backstage (Emmanuelle Bercot, 2005, avec la même Emmanuelle Seigner) ou encore Le rôle de sa vie (François Favrat, 2004) montraient comment des fans devenaient des assistantes asservies par leur modèle, c’est l’inverse qui se produit dans D’après une histoire vraie. Elle contamine peu à peu l’espace physique et psychologique de Delphine : prendre un verre au café n’est pas suffisant, elle l’accompagne pour son trajet de retour. Etre devenue sa voisine non plus, elle emménage chez elle ! L’écrivaine est ainsi toujours assujettie au regard de son admiratrice (comme lors de l’interview radio où elle l’observe) qui renforce son emprise en la coupant du monde (elle prend l’initiative d’un mail de rupture avec son entourage). De même, le décor urbain cède la place à celui de la campagne, ce qui intensifie un isolement devenu malsain et qui lorgne presque du côté d’un Misery (Rob Reiner, 1990). En effet, la jambe dans le plâtre, Delphine est encore plus dépendante, définitivement devenue l’hôte de son invitée (alitée, elle est alimentée par son amie). Mais Delphine se laisse bizarrement faire, fascinée par celle en qui elle voit l’objet d’un roman qu’elle a enfin envie d’écrire. Cette soumission consentie devient alors intéressée. Les places s’inversent encore une fois dans un enchevêtrement troublant et périlleux (ce qui s'ajoute à une péripétie précédente où il était question d'interchangeabilité) : Elle qui est nègre (elle écrit pour les autres, à l'instar du personnage de Ghost writer) devient celle sur qui on écrit. La maison de campagne devient à ce titre l’ultime lieu d’une décadence physique et psychologique entamée plus tôt : si Delphine se nourrit du passé de Elle, cela accable en revanche son état de santé (elle en est réduite à ramper). Régénérescence et dégénérescence simultanées. Michel Tournier écrivait : « Publier un livre c’est procéder à un lâcher de vampires. Les livres sont des oiseaux secs, exsangues, affamés, qui errent dans la foule en cherchant éperdument un être de chair et de sang sur qui se poser, pour se gonfler de sa chaleur et de sa vie : c'est le lecteur. » (Le vol du vampire, 1981). Quand l'écrivaine inspire autant qu'elle s'inspire, cela donne un film où Polanski tisse adroitement une toile d’araignée autour du noyau de la création littéraire dans un mouvement circulaire qu’il affectionne tant (voir le motif du manège) et qui affole les repères.


01/11/2017

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